L’étonnante installation d’un oiseau africain dans le Languedoc

Petit migrateur des savanes et forêts tropicales africaines, un martinet cafre a élu domicile dans les causses du Minervois. Une apparition inédite en France, qui titille la curiosité des ornithologues.

Minerve (Hérault), reportage

Le souffle de la brise porte l’odeur enivrante de la garrigue. Frôlant les genévriers et chênes kermès, une trentaine de martinets noirs s’adonnent aux plus périlleuses acrobaties. Depuis son nid, un monticole merle-bleu, passereau au plumage bleu-gris, observe ce ballet aérien. Soudain, une exclamation : « Oh je l’ai ! »

Un trille gazouillant a attiré l’attention de Thomas Vulvin. Jumelles clouées aux yeux, l’ornithologue héraultais de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) se précipite maladroitement d’une extrémité à l’autre du sommet de la falaise. L’oiseau tant convoité, une tache noire parmi tant d’autres, fend l’air à toute vitesse, et disparaît soudain dans une cavité. Bingo ! L’écologue sait désormais où niche le nouveau venu.

thomas vulvin

Thomas Vulvin : « Le martinet cafre passe sa journée en haute altitude, pour chasser. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Ancien bastion cathare, le village de Minerve et ses majestueuses gorges, creusées par le lit de la Cesse, héberge une espèce d’oiseaux migrateurs jusqu’alors étrangère aux contrées françaises : le martinet cafre (Apus caffer).

Petit volatile à l’allure d’un boomerang, il arbore une courte queue fourchue. Deux petites taches blanches, à la gorge et au croupion, contrastent son manteau noir. « Pour la petite histoire, on doit sa découverte à un touriste belge, ornithologue dans l’âme, raconte Thomas Vulvin. En juillet 2020, il zieutait les martinets noirs, et soudain, il a aperçu d’inhabituelles petites fesses blanchâtres. »

La patience des écologues

Ce spécimen s’était-il égaré ? Allait-il revenir à la prochaine saison estivale ? Deux années durant, les écologues héraultais ont dû faire preuve de patience. Pourtant voilà qu’à l’été 2022, le petit baroudeur d’Afrique subsaharienne réapparut. Et bis repetita, cette année.

« Bon, ne volons pas la vedette aux Corses, sourit l’écologue. Je ne voudrais pas me fâcher avec eux. » Si aucun spécimen n’avait encore pris ses quartiers d’été en France continentale, une première nidification avait toutefois été observée en Haute-Corse l’an passé.

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Le martinet cafre se distingue grâce à ses taches blanches. CC NY 2.0 / Derek Keats / Wikimedia Commons

Thomas Vulvin abandonne les vignes du plateau calcaire, et s’engouffre dans le canyon. « Ce chemin ne doit pas être référencé dans le Guide du Routard, concède-t-il, les mollets déjà couverts de griffures. Ou alors, celui des renards et des sangliers. »

Enfant, devant son poste de télévision, il rêvait d’étudier les grands prédateurs. « Manque de chance, il n’y a pas de tigres en France. » Chemin faisant, l’avifaune devint son péché mignon et, au retour d’un tour d’Europe en stop, il intégra la LPO de l’Hérault.

« Peut-être s’est-il trompé de famille ? »

Si les martinets noirs, grégaires, forment de vastes colonies avant d’entreprendre la traversée de l’Afrique, l’arrivée dans le Haut-Languedoc de ce martinet cafre demeure mystérieuse. « Peut-être s’est-il trompé de famille par mégarde ? », s’interroge Thomas Vulvin. Et pourquoi seul ? N’a-t-il pas de partenaire ?

Ces questions resteront sans réponse. Il n’existe en France aucun spécialiste de l’espèce : « Pour l’instant, on se repose sur les données issues des sciences participatives pour en savoir un peu plus. L’observer chez nous est si rare que de nombreux passionnés viennent surveiller ses vas-et-viens. »

 

Dans le ciel minervois, les faucons hobereaux et pèlerins sont les prédateurs du voltigeur. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Historiquement cantonnée aux savanes arides et forêts équatoriales de l’Afrique subsaharienne, l’aire de répartition de l’animal au croupion blanc s’étend doucement vers le nord et la broussaille méditerranéenne.

Observé au Maroc au début du XXᵉ siècle, il a conquis la péninsule ibérique par le détroit de Gibraltar dès 1966, et semble encore poursuivre son ascension. La hausse des températures et la disparition de ressources en sont-elles responsables ?

« Rien n’est moins sûr, affirme au téléphone Jocelyn Champagnon, chercheur à la Tour du Valat, centre d’études travaillant sur les migrateurs. Les populations victimes du changement climatique ont rarement la force de fuir vers les régions moins hostiles. Elles se cassent la gueule à domicile, comme le héron pourpré en Camargue. » Autrement dit : si des martinets cafres débarquent ici, le temps d’un été, ce serait plutôt par opportunisme.

Disparition des insectes

D’après la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) dressée en 2018, l’état de conservation du martinet cafre ne fait l’objet que d’une préoccupation mineure. Si la population européenne est estimée à 110 ou 200 couples, celle-ci constitue seulement 5 % de l’aire de répartition mondiale de l’espèce.

Toutefois, l’usage croissant des insecticides pourrait à terme menacer leur survie. En trente ans, les populations d’insectes ont chuté de près de 80 % en Europe.

Un déclin catastrophique pour la chaîne alimentaire : « Les martinets se nourrissent d’hyménoptères, de petits insectes comme les abeilles, les guêpes, ou les fourmis ailées, qu’ils attrapent en plein vol. » Là où s’assèchent les ruisseaux et disparaît la pluie, ce plancton aérien comble aussi leurs besoins en eau.

Les martinets peuvent planer des mois durant. CC NY 2.0 / Derek Keats / Wikimedia Commons

À cet écueil s’ajoute celui du bouleversement des paysages : « Les grandes monocultures, les forêts transformées en plantation de conifères, la destruction des vieux bâtis et les ravalements de façade conduisent à uniformiser les habitats », précise Thomas Vulvin.

Résultat : seules les espèces dites « généralistes », c’est-à-dire avec de fortes capacités d’adaptation, s’en sortent. Or, les martinets cafres n’en sont pas.

200 jours dans les cieux

Pour nicher, eux s’approprient les nids des hirondelles rousselines, « en bouillie de terre séchée » ou débusquent une cachette à flanc de falaise. « Et ce n’est pas pour rien ! Une fois au sol, ces martinets sont incapables de s’envoler. Leurs grandes ailes les en empêchent… »

Si le décollage n’est pas leur fort, leurs cousins et eux peuvent planer des heures, des jours, voire des mois durant : en 2012, des chercheurs de la station ornithologique suisse de Sempach ont notamment enregistré un spécimen de martinet à ventre blanc, resté près de 200 jours dans les cieux.

 

Thomas Vulvin : « Ce n’est pas une légende ! Une fois au sol, ils sont incapables de s’envoler. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Dans l’hypothèse d’une colonisation du pourtour méditerranéen par les martinets cafres, l’écosystème en place pourrait-il être déstabilisé ? « Non, assure Jocelyn Champagnon. De tels bouleversements peuvent survenir avec l’apparition soudaine d’une espèce exotique envahissante, relâchée volontairement ou pas par les humains.

À l’inverse, l’arrivée d’une population étendant son aire de répartition se fait progressivement, et n’entraîne pas ou peu de concurrence. » Le chercheur prévient toutefois qu’il faudra surveiller la bonne cohabitation avec les humains. « Chaque hiver, dans le Gard, de plus en plus de grues cendrées s’arrêtent en chemin pour manger les céréales tout juste plantées… Ce qui fait naître quelques tensions. »

 

Thomas Vulvin : « Ne sabrons pas le champagne trop vite. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Les couleurs flamboyantes du crépuscule en toile de fond, l’ornithologue décide de plier bagage. « Veni, vidi, mais pas vici », lance-t-il comme pour ponctuer l’heure passée à fixer la cavité dont la star du jour n’est jamais ressortie.

« Et dire que d’ici cinquante ans, il suffira peut-être de lever les yeux pour en observer par dizaines, poursuit-il. Enfin, ne sabrons pas le champagne trop vite… Déjà faudrait-il qu’un deuxième vienne partager son nid. » À l’approche de l’automne, le petit éclaireur retournera auprès de ses congénères, en Afrique. Gardera-t-il pour lui le secret de sa grande découverte ? Suspens. Pour l’heure, les cigales chantent encore.