Un champignon tue les grenouilles dans le monde entier

Voilà quarante ans qu’un champignon parasite décime des populations entières d’amphibiens. Si certaines grenouilles sont particulièrement vulnérables, c’est la faute aux humains.

Sur les pentes du Mont Grand-Matoury en Guyane, une dizaine de naturalistes passent la forêt amazonienne au peigne fin. Ils sont guides ou conservateurs de réserves naturelles, membres de la police de l’environnement. Depuis 2012, ils se réunissent chaque année pour une battue un peu spéciale : ils cherchent des dendrobates. Des grenouilles de quelques centimètres aux couleurs vives emblématiques de l’Amazonie. L’ampleur de la tâche est frappante. Il faut scruter l’ombre humide des bois morts où vivent ces animaux. Lorsqu’une grenouille est attrapée, un naturaliste frotte un coton-tige contre le mucus luisant de sa peau. Le geste semble familier, et pour cause : il s’agit d’un test PCR. 

Grâce à cette technique, les scientifiques du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de Cayenne cherchent des traces du champignon parasite Batrachochytrium dendrobatidis ou BD. Celui-ci peut provoquer une maladie qui empêche les amphibiens de respirer par la peau : la chytridiomycose. Elle a déjà fait disparaître quatre-vingt-dix espèces d’amphibiens dans le monde. Une étude publiée en 2015 montre la présence du BD sur la peau de nombreux amphibiens de Guyane, dans tous les types d’environnements. En 2019, plus de 7 % des dendrobates guyanais testés étaient contaminés.

Loin de la Guyane, dans les Pyrénées, BD a été détecté pour la première fois en 2006 dans les lacs du massif de Néouvielle. Il infectait alors un dixième des individus testés. Quatre ans plus tard, plus de la moitié. À partir de 2013, la population d’amphibiens a chuté de façon vertigineuse. La chercheuse Adeline Loyau étudie ces lacs pour l’Écolab de Toulouse. Depuis 2019, elle y a trouvé une cinquantaine de têtards : le signe d’une faible reprise des naissances ?

La chytridiomycose est observée depuis les années 1980. Le champignon parasite BD a conquis la planète entière en quarante ans. Mais la contamination n’entraîne pas forcément la maladie. En Guyane, les amphibiens positifs au BD sont souvent des porteurs sains. Ailleurs dans le monde, des populations entières sont décimées. Pourquoi certaines sont-elles si vulnérables ? De la crise climatique à la disparition des planctons en passant par le rôle des élevages d’amphibiens, tour d’horizon des activités humaines néfastes pour les grenouilles.

guyanePendant des heures, les équipes des réserves naturelles de Guyane inspectent la forêt amazonienne pour surveiller l’épidémie de chytridiomycose chez les dendrobates. © Claire-Marine Selles / Reporterre

Un « cocktail toxique » de pesticides 

Plusieurs équipes scientifiques essaient de comprendre pourquoi le BD ravage certaines populations alors qu’il en épargne d’autres. Dirk Schmeller, qui travaille également à l’Écolab de Toulouse, explique qu’il faut envisager une maladie comme le sommet d’une pyramide. Quatre facteurs forment la base carrée de la pyramide et participent à l’émergence de la maladie : l’hôte, son microbiome, son environnement et enfin l’agent pathogène. 

Certaines espèces d’hôtes semblent plus vulnérables que d’autres. La chytridiomycose est apparue en 2004 dans le parc naturel d’El Copé au Panama. Parmi les 63 espèces présentes, 25 ont disparu en quelques années et 17 ont fortement décliné. Une vingtaine a survécu à l’arrivée du champignon parasite. Une récente étude d’impact montre que sur les cinq cents espèces d’amphibiens touchées par la chytridiomycose dans le monde, seuls 12 % des populations affichent des signes de reprise alors que plus d’un tiers connaissent un déclin dramatique.

la_maladieLa maladie ne dépend pas seulement de la rencontre entre un animal et un pathogène. L’environnement et tous les micro-organismes qui l’habitent jouent aussi un rôle dans l’apparition des symptômes. © Claire-Marine Selles / Reporterre

Cependant, de grandes différences peuvent être observées au sein d’une même espèce. Les dendrobates sont particulièrement vulnérables à la chytridiomycose : le nom du parasite — Batrachochytrium dendrobatidis — doit d’ailleurs son nom à une épidémie fulgurante dans un élevage américain. La santé des dendrobates de Guyane montre que d’autres facteurs expliquent l’apparition de la maladie. 

Le microbiome par exemple, comme l’a étudié l’équipe de Dirk Schmeller. Soit une interface entre l’hôte et son environnement. Comme chez l’humain, la peau des amphibiens est colonisée par des bactéries, champignons et virus. Un équilibre complexe se crée et cet écosystème infinitésimal peut être protecteur. En France, BD est présent dans de nombreux environnements mais il décime principalement des populations d’amphibiens isolées. Leur microbiome pourrait être moins efficace pour empêcher le déclenchement de la maladie, et les scientifiques les appellent les « populations naïves »

Autre motif de faiblesse : la pollution. Adeline Loyau et Dirk Schmeller ont récemment découvert un « cocktail toxique » de pesticides dans les lacs pyrénéens qu’ils étudient. Ce dernier détruit certains planctons. Or les tests réalisés en laboratoire ont montré que les planctons peuvent limiter la prolifération du champignon BD dans l’eau. Leur disparition pourrait donc favoriser le développement de la maladie. 

Une lignée de souches tueuses est apparue dans les élevages d’amphibiens

De même, le stress environnemental affecte l’état de santé des animaux. Le changement climatique entraîne son lot d’épisodes stressants — les sécheresses par exemple. Cela inquiète Mathieu Chouteau, spécialiste de l’évolution au CNRS de Cayenne : « La nature, ce sont d’innombrables interactions entre organismes, tout se tient très serré. Dès que l’on supprime une interaction, c’est une cascade incontrôlable. » Si un stress nuit au système immunitaire des amphibiens, plus rien n’arrête la chytridiomycose. Affaiblies, des populations entières tombent malades et meurent.

sur_la_peau_de_ce_dendrobate

L’histoire du BD est bel et bien liée aux activités humaines. Ce champignon appartient à une famille très commune. Il est naturellement présent sur la peau de plusieurs espèces de grenouilles. Une étude génétique de 2018 a identifié une lignée de souches tueuses qui apparaît et se diversifie dans les élevages d’amphibiens. La mise en contact de différentes souches du champignon aurait favorisé sa virulence, la contamination des populations très denses des élevages étant idéale pour faire émerger des variants.

Or des milliers d’amphibiens sont élevés chaque année pour l’alimentation et la recherche. En s’échappant, certains ont répandu les souches pathogènes de BD dans la nature. Le champignon a continué à évoluer et à se diversifier dans chaque environnement rencontré. En 2013, un nouveau chytride mortel pour les salamandres a été identifié en Europe. Il a été introduit par des terrariophiles des Pays-Bas. S’il a pu être détecté, c’est que la surveillance des amphibiens s’est considérablement renforcée face aux ravages de la chytridiomycose

l'élevage_d'amphibiensL’élevage d’amphibiens a favorisé l’épidémie de chytridiomycose. 90 espèces ont déjà succombé à cette maladie. © Claire-Marine Selles / Reporterre

2009 et 2012, une vaste étude épidémiologique a été menée en Europe. Depuis Montpellier, Claude Miaud et ses équipes ont fait réaliser des prélèvements dans la plupart des réserves et parcs naturels de France. En 2011, ils ont créé le site web Alerte-Amphibiens pour collecter des signalements de mortalités et maladies. Les données centralisées pendant ses dix ans d’existence sont encore en cours d’analyse. Une nouvelle plateforme devrait bientôt voir le jour.

« On nous a envoyé des photos de signes cliniques qu’on ne peut lier à rien, ce qui sous-entend qu’il y a des maladies que l’on ne connaît pas pour l’instant. Des cas de mortalités massives dans les Alpes nous ont aussi permis de découvrir le ranavirus, il n’avait pas encore été signalé en France », explique Claude Miaud. Quant au BD, il est maintenant présent sur l’ensemble du territoire, comme d’autres agents pathogènes encore méconnus. Les scientifiques surveillent l’avancée des contaminations et leur virulence mais ils demeurent impuissants face aux mortalités massives. La chytridiomycose peut être soignée en captivité et dans certains environnements très spécifiques, pas à l’échelle d’une forêt ou d’un lac. De Cayenne à Toulouse, en passant par Montpellier, les chercheurs s’accordent sur un point : la seule marge de manœuvre face aux dégâts de ces maladies émergentes, c’est de favoriser la résistance des amphibiens en protégeant leur environnement.