Une raie qui agonise, bouche ouverte, sur le pont d’un bateau de pêche ; un petit requin qui se tord dans ses derniers instants ; des lieus aux yeux exorbités par la décompression, écrasés par des milliers de congénères… Qui pourraient-ils émouvoir ? Pas les pêcheurs en tout cas qui piétinent dans une indiérence manifeste l’épais tapis tressautant de poissons et de crustacés, tout juste sortis de l’océan. Ceux qui ne valent pas la peine d’être commercialisés seront poussés moribonds vers un sas d’évacuation, à coups de pied.
Ces images tournées en 2021 par une ONG allemande, Soko Tierschutz, à bord de deux chalutiers, un normand et un britannique, montrent les marins en train d’éviscérer des poissons, d’arracher des pinces aux araignées de mer, de découper les ailes de raie, tous remuant encore. Après tout, la plupart de ces animaux ne sont-ils pas voués à « nir dans nos assiettes, tout à fait morts ? Il n’empêche, l’association L214 livre aujourd’hui ce témoignage pas si fréquent, qui interroge. Est-ce d’être capturée loin de tout regard qui vaut ce traitement à la faune marine, encore plus loin des yeux des consommateurs que les cochons dont l’association dénonce régulièrement les conditions d’élevage et d’abattage ?
Dans l’Union européenne, les truites des bassins piscicoles, les saumons encagés dans des #ords visibles de la côte ont droit à des mesures de protection au nom du bien-être animal, au moins au moment de leur abattage, où ils sont censés être étourdis préalablement. Rien de tel pour la pêche. Le règlement européen de 2009 sur le traitement des bêtes ne se penche pas sur les poissons sauvages, mais ne les exclut pas non plus du principe général selon lequel :
« Toute douleur, détresse ou sourance évitable est épargnée aux animaux lors de la mise à mort et des opérations annexes. »
Récepteurs de la douleur
Qui se soucie de la sourance des congres, des thons, des poulpes ? A l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), l’étude du bien-être animal est axée sur la santé des espèces d’aquaculture et la bonne tenue des stocks halieutiques. La question de savoir si le chalutage de fond est ou non le mode de pêche le plus cruel n’est pas de mise.
Pourtant, des chercheurs progressent dans leurs découvertes sur les comportements de la faune marine, la mémoire des poissons injustement moquée, leurs formes de socialisation, le sens de l’orientation des grands migrateurs. L214 a demandé à la biologiste Lynne Sneddon (université de Göteborg, Suède) de commenter son « lm. Cette pionnière, qui a montré l’existence de récepteurs de la douleur chez des poissons, estime qu’à terre « personne n’accepterait ce genre de traitement pour les vaches, les porcs, les moutons ou les poulets ».
Les poissons comptent si peu que nul ne les comptabilise. La FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture recense des tonnages, pas des centaines de milliards d’individus sortis de l’eau. Les rejets colossaux des prises non vendables sont inconnus, comme le nombre de requins passés par-dessus bord sans leurs nageoires. Impossible de connaître l’ampleur du gaspillage mondial.
Progrès technologique
La pêche – activité aussi vieille que l’appétit des humains pour la chair fraîche – devrait-elle changer ses façons de faire parce que les consciences évoluent, que le régime végétarien progresse, ou se contenter de dénoncer une sensiblerie accrue ? Attentive à limiter le récit de ce qui se passe à bord, elle n’est plus à l’abri de tout regard. Elle n’échappe pas non plus au mouvement d’opinion. La pétition lancée en 2013 par l’association Bloom pour exiger la « n du chalutage en eau profonde dans l’Atlantique Nord-Est avait atteint un record de
900 000 signatures. Assez pour obtenir, trois ans plus tard, un répit pour le grenadier de roche et le sabre noir des grands fonds.
Les progrès de la technologie jouent à la fois en faveur d’un secteur devenu industriel et de ses détracteurs qui en tirent des images édi »antes. Ainsi, début février, Sea Shepherd a « lmé une immense tache claire composée de dizaines de milliers de merlans bleus dans le sillage d’un chalutier géant néerlandais, Le Margiris. Ces 3 000 mètres carrés de poissons morts $ottant à la surface – présentés comme un accident de chalut – donnent à voir à quelle échelle ce genre de bateaux-usines opère.
Les militants de Sea Shepherd se trouvaient ce jour-là au large du golfe de Gascogne pour documenter les raisons de l’hécatombe de dauphins communs. Ceux-ci arrivent chaque hiver sur les côtes françaises, victimes « accessoires », selon l’expression consacrée, des kilomètres de « lets déployés en travers du golfe ou tirés entre deux navires. La vision des carcasses échouées sur les plages dérange d’autant plus lorsqu’il s’agit de cétacés apparemment en pleine forme mais marqués de coups de gae. En réponse, la majorité des pêcheurs refuse de se plier à la déclaration – obligatoire – des prises accidentelles, d’entendre parler de caméra embarquée et encore moins de fermeture temporaire d’une zone de pêche critique.
Le secteur échappera-t-il longtemps à la force des images ? Celles-ci viennent même de l’espace. Ainsi l’ONG Global Fishing Watch est-elle née du partenariat de Google avec la coalition écologiste Oceana et les développeurs informatiques de SkyTruth. Ensemble, ils ont développé un outil de surveillance de l’activité des bateaux qui surpêchent en haute mer ou braconnent devant les côtes de pays manquant de moyens pour défendre leurs eaux. Sur son site, SkyTruth avertit pourtant : « Si vous pouvez le voir, vous pouvez le changer. »
Martine Valo/Le Monde 26 février