Tendez l’oreille : le vivant vous parle

Tous moteurs éteints, écoutons les oiseaux en nous abstenant d’être bruyants. – Sue Cro / CC BY-NC 2.0 / FlickrBaleines, oiseaux, rats, humains… Le bruit, ce déchet invisible, nous empoisonne, écrit l’écologue Jacques Tassin, qui vient de publier « Écoute les voix du monde ». Il estime que « nos sociétés sont malades de ne plus savoir écouter. »

Jacques Tassin est écologue au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et membre correspondant à l’Académie d’agriculture de France. Spécialiste des relations entre humains et nature, il est l’auteur de Pour une écologie du sensible (Odile Jacob, 2020) et Écoute les voix du monde (Odile Jacob, 2023).

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Nous vivons dans un monde entre-tissé de voix, qui dégagent du sens par-delà l’invisible de la nuit ou du lointain, et révèlent la part merveilleuse du monde. Ces voix nous portent et nous parlent, sans même que nous y prêtions attention. Même les productions sonores abiotiques – tonnerre, murmures de pluie ou roulement des vagues – demeurent porteuses de sens et sont interprétables. Les plantes, sait-on depuis peu, sont sensibles aussi aux vibrations sonores. Tout comme les arbres, d’une certaine manière, écoutent. Mais le bruit contemporain, cet immondice de nos sociétés industrieuses, brouille l’accès à ces réalités sensibles du vivant. L’Anthropocène se double de Thorivocène (du grec thóryvos, bruit), ère du vacarme et de l’irrelationnel.

Les zones indemnes de pollution sonore ont chuté de 50 à 90 % depuis le début de l’essor industriel, au XIXe siècle, et les villes sont elles-mêmes devenues invivables. Dans le seul cœur de l’Île-de-France, le bruit causé par les transports entraîne, pour chaque habitant, une perte de onze mois de vie, soit une perte globale de 108 000 années de vie en bonne santé. Plus de 70 % des Parisiens sont incommodés par le bruit, fenêtres à double vitrage pourtant fermées. Et dans les environnements lycéens, l’écoute au casque de musiques amplifiées conduit aujourd’hui un élève de terminale sur sept à devoir s’accommoder d’une oreille vieillie de trente ans. Le bruit se glisse partout. Et, partout, il altère l’écoute.

Mais nous ne sommes pas seuls à en souffrir. Agissant tel un interrupteur relationnel, le bruit fait barrage à l’écoulement du vivant. Il obstrue la libre circulation des voix, multiplie les accrocs dans le tissu serré des relations entre êtres vivants. L’anthropophonie a désormais envahi les espaces marins en y multipliant les ronflements assourdissants des navires, les percussions répétées des prospections minières et autres problématiques sonars militaires. Elle est l’une des sources des emblématiques échouages de cétacés.

Mais son impact écologique total, alors que les océans abritent plus de la moitié de la biodiversité mondiale, demeure incommensurable. Tous les organismes marins, des poissons jusqu’aux huîtres, que l’on voudrait croire insensibles, souffrent profondément du brouillage de leurs repères sonores. Les baleines, par exemple, auraient connu une réduction de 90 % de la zone dans laquelle elles peuvent s’entendre. Des animaux marins abandonnent leur habitat favori, modifient la périodicité et le volume de leurs appels, voire changent d’appel pour pouvoir encore communiquer, ou même cessent de se nourrir. Le silence de la mer, jadis traversé d’admirables polyphonies vivantes interprétées par d’innombrables et talentueuses sirènes, s’est transmué en invivable raffût.

Cela ne va guère mieux pour les espaces terrestres. Chez l’alouette des champs ou le vanneau huppé, la diminution des effectifs en période de nidification peut atteindre 40 % à 1 500 mètres de distance des axes routiers. Comment en effet vivre en oiseau lorsque son chant n’est plus même audible ? D’évidence, le bruit dérange l’ensemble du vivant, et l’appauvrit en faisant fuir des oiseaux pollinisateurs.

Il peut aussi altérer directement sa santé. Dans le cerveau des rats, par exemple, l’exposition prolongée au bruit entraîne un état inflammatoire propice à la maladie d’Alzheimer ou d’autres pathologies proches, en association avec une dégradation du microbiote intestinal. Des souris immergées dans des ambiances bruyantes développent quant à elles des pathologies cardiaques. En somme, les méfaits du bruit ne connaissent aucune limite.

Le bruit nous coupe du monde

Au-delà de ses ravages sanitaires, le bruit nous coupe du monde. Comme un voile, il en recouvre les beautés. Il crée des absences, des troubles, des espaces de non-expression et de non-reconnaissance. D’origine souvent anonyme, il tient du déchet invisible et nous empoisonne.

Il demeure lié à l’indésirable, au non-intentionnel, telle une trace flottant dans le sillage de nos activités industrieuses. Il est cet indiscipliné qui traîne par-delà les rues et les villes, ne s’adresse à personne et, au bout du compte, ne dit rien. Il n’a pas de sens mais, toujours, il est une gêne, une atteinte à la qualité de vie. Perçu et ressenti, il est autant psychologique qu’acoustique.

Dans ses correspondances avec Maupassant, Flaubert défendait l’idée selon laquelle les relations entre les êtres humains constituent la seule réalité. Privé de relations, l’individu deviendrait une abstraction. Mais cela vaut pour tout être vivant. Les modulations sonores du vivant créent en effet des mondes imbriqués desquels se dégage une trame commune sensible : vent, eau, air, pluie, insectes, oiseaux, mammifères… Dans la mesure de ses capacités perceptives, chaque être vivant traverse son existence à l’écoute de ces autres voix tandis qu’il dispense la sienne autour de lui.

Nos sociétés sont malades de ne plus savoir écouter et de ne plus pouvoir s’entendre, à mesure qu’elles se répandent dans le bruit. Pourtant, dehors, camouflés dans les arbres reverdis, des oiseaux chantent et exultent. Rossignols et loriots viennent tout juste de nous rejoindre. Alors, tous moteurs éteints, écoutons-les en nous abstenant d’être bruyants. Peut-être sera-ce l’occasion de nous souvenir combien la vie est d’abord une constante mise en relation. Et combien nous ne pouvons nous-mêmes assurer notre plénitude existentielle qu’en prêtant attention à ce qui, précisément, se déploie intimement vers nous depuis l’invisibilité des voix.