L’ONG appelle à s’attaquer « simultanément aux facteurs du changement climatique et de perte de la nature en transformant de manière coordonnée nos systèmes énergétique, alimentaire et financier ».
Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
« Nous n’exagérons pas quand nous affirmons que ce qui se passera dans les cinq prochaines années déterminera l’avenir de la vie sur Terre. » Dans la dernière édition de son rapport Planète vivante, publiée jeudi 10 octobre, le World Wildlife Fund (WWF) dresse le constat d’« une planète en péril ». La taille moyenne des populations d’animaux sauvages suivies – poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles – a diminué de 73% depuis les années 1970, alerte la publication biennale de l’ONG, incriminant « l’incessante pression » d’une « double crise » : le changement climatique et l’effondrement des écosystèmes.
L’homme (et ses besoins pour, entre autres, se nourrir et se chauffer) est à l’origine de ces menaces existentielles siamoises. Mais il détient aussi le pouvoir de changer en cercle vertueux les logiques destructrices qui ont conduit les systèmes de régulation naturelle de notre planète aux limites de l’effondrement, insiste l’ONG au célèbre logo représentant un panda. Alors que les dirigeants du monde entier ont rendez-vous en Colombie fin octobre, pour la 16e Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique, la COP16, le WWF appelle « à changer de trajectoire » : « Bien que le temps soit compté, nous n’avons pas encore atteint le point de non-retour. »
Un rythme inégal mais une tendance mondiale
Les tortues luth du détroit du fleuve Maroni, la rainette des eaux de la Loire, les éléphants qui peuplent les forêts du Gabon… Avec son indice planète vivante (IPV), le WWF suit au fil du temps près 35 000 populations animales, appartenant à 5 495 espèces à travers le monde. Tous les deux ans, l’ONG compare le nombre d’individus avec son chiffre de référence et en tire des « tendances révélatrices de l’état de fonctionnement des écosystèmes », explique le rapport. Or, au regard des chiffres les plus récents, qui datent de 2020, « la tendance se confirme », regrette Yann Laurans, directeur des programmes de la branche française de l’ONG. « Nous continuons la surpêche, la déforestation ne s’arrête pas, les subventions dommageables [à la nature] sont toujours là… », liste-t-il, décrivant des « situations hétérogènes » d’une région et d’une espèce à l’autre.
C’est en Amérique latine et dans les Caraïbes que les populations suivies connaissent l’effondrement le plus radical (-95%). Chassé, pris dans des filets et exposé aux aléas climatiques, le dauphin rose de l’Amazone, au Brésil, a par exemple décliné de 65% entre 1994 et 2016, détaille le rapport. Tandis que l’Afrique affiche un IPV de -76% en 50 ans, et l’Asie et le Pacifique de -60%, l’Europe et l’Asie centrale, ainsi que l’Amérique du Nord (respectivement -35% et -39%), affichent quant à elles une meilleure santé en trompe-l’œil.
Dans l’hémisphère Nord, l’effondrement de la biodiversité avait déjà commencé quand l’IPV a été mis en place, en 1970. L’effondrement est plus récent dans l’hémisphère Sud.
Yann Laurans
directeur des programmes du WWF France
En dépit de ce biais méthodologique qui avantage le Nord, le saumon Chinook, qui croise dans les eaux du fleuve Sacramento, en Californie, a par exemple vu sa population décliner de 88%, entravée par des barrages et malmenée par des sécheresses et des canicules, alerte le WWF.
Victime de la modification des habitats, de la surexploitation, de la pollution et du changement climatique, les poissons d’eau douce (avec les reptiles et les amphibiens) sont le groupe d’espèces le plus malmené en Europe. Les populations d’espèces d’eau douce sont d’ailleurs celles qui affichent le plus fort déclin à l’échelle mondiale (-85 %), suivies des populations d’espèces terrestres (69%) et marines (56 %).
Des écosystèmes au bord du « point de bascule »
Dans son rapport, le WWF met particulièrement en garde contre les « points de bascule ». Ces derniers se produisent quand, atteignant un certain seuil de dégradation d’un écosystème, « le changement s’auto-alimente, provoquant alors un bouleversement considérable, souvent brutal et potentiellement irréversible. » Un risque qu’illustre la situation de la Grande Barrière de corail d’Australie, menacée par le réchauffement de la température de l’océan.
Sa population de tortues imbriquées, une espèce cruciale dévoreuse d’éponges, aide à l’entretien de cette structure unique au monde. Or, elle pourrait s’éteindre dès 2036, alerte l’ONG, qui rappelle les services précieux rendus par les coraux : à travers le monde, « environ 330 millions de personnes dépendent directement des récifs pour se protéger contre les tempêtes, pour leur approvisionnement en nourriture et autres moyens de subsistance et bénéfices », pointe le WWF.
Un milliard de personnes dépendent directement ou indirectement de la valeur économique nette mondiale des récifs coraliens.
De même, si la forêt amazonienne atteignait son point de bascule, « les impacts ne seraient pas uniquement dévastateurs pour les communautés locales, mais aussi pour le climat et l’approvisionnement alimentaire du monde entier, affectant les sociétés et les économies aux quatre coins du globe », prévient l’ONG.
Des points de bascule existent aussi à l’échelle locale. Au Gabon, le déclin des éléphants de forêt d’Afrique, lié notamment au braconnage, s’est accentué, passant de 78 à 81% entre 2004 et 2014. Si « les scientifiques considèrent qu’une perte de cette ampleur est extrêmement préoccupante pour l’avenir de l’espèce », Véronique Andrieux, directrice générale du WWF France, rappelle que nous bénéficions tous de la contribution de ces « espèces parapluies ».
Des éléphants des forêts, espèce qui pourrait disparaître localement des forêts du Gabon d’ici à 2036, selon des scientifiques cités dans le rapportEn se nourrissant d’arbres à faible densité de bois, cet éléphant permet aux arbres plus grands et plus à même de stocker du carbone de se développer, jouant « un rôle d’architecte et de paysagiste des forêts », pleinement investi dans la lutte contre le réchauffement de la planète.
« Transformer en profondeur notre modèle »
Face à ce constat, Véronique Andrieux, citée dans le rapport, appelle à « agir massivement et immédiatement pour protéger ce qui peut encore l’être et restaurer ce qui a déjà été abîmé. » Restauration des zones humides, réintroduction d’espèces, création d’aires protégées gérées par les populations autochtones… Les solutions existent. En Europe, le bison et le pélican frisé en ont bénéficié, note le rapport. En République démocratique du Congo, une population de gorilles suivie par l’ONG a vu son nombre augmenter de 3% par an entre 2010 et 2016 grâce aux efforts des locaux.
Mais les aires protégées rencontrent des succès variables, et ne couvrent actuellement que 16 % des terres de la planète et 8 % de ses océans, contre un objectif fixé à 30% des écosystèmes terrestres et marins d’ici à 2030, en vertu du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal (CMB) adopté en 2022.
Aussi, le combat contre les émissions de gaz à effet de serre ne peut se faire au détriment de la protection de la biodiversité, insiste le rapport, qui met le monde au défi de « nous attaquer simultanément aux facteurs du changement climatique et de perte de la nature en transformant de manière coordonnée nos systèmes énergétiques, alimentaire et financier. »
La protection de la biodiversité et des écosystèmes peut contribuer à atténuer le changement climatique en préservant les puits de carbone, tels que les forêts et les zones humides.
« De même, les efforts visant à atténuer le changement climatique, tels que la réduction de la déforestation et la promotion du reboisement, peuvent également contribuer à la conservation de la biodiversité et à la résilience des écosystèmes », poursuit l’ONG.
L’ONG s’inquiète des choix budgétaires en France
Rappelant enfin que la dégradation des habitats liée à l’agriculture constitue la principale menace sur les écosystèmes, le rapport rappelle que « malgré une production record, quelque 735 millions de personnes se couchent chaque soir le ventre vide ». « Paradoxalement, notre système alimentaire compromet notre capacité actuelle et future à nourrir les humains. C’est un non-sens absolu« , fustige-t-il, plaidant pour des pratiques agricoles et alimentaires plus respectueuses de l’environnement (agroforesterie, limitation des intrants, régimes moins carnés, etc.).
Des évidences pour l’ONG, dont la responsable en France s’alerte : « Alors qu’il est plus qu’urgent de transformer en profondeur notre modèle de production et de consommation, on assiste, incrédules, au détricotage des avancées obtenues en Europe et en France », déplore Véronique Andrieux. « A l’heure où le budget devrait refléter des choix courageux, malgré les propositions chiffrées du WWF pour stopper les subventions dommageables à la nature et encourager des alternatives viables, l’État persiste à mal dépenser et à mal prélever », dénonce-t-elle. « Comme si, face à un incendie, on choisissait de jeter de l’huile plutôt que de l’eau. »