Dans la forêt de Sologne, dans le Centre-Val de Loire, le nombre de clôtures a explosé et empêche animaux — et promeneurs — de circuler librement. Des associations se mobilisent, ainsi que certains politiques. « Les propriétaires de bois se barricadent pour s’adonner librement à des pratiques cynégétiques intolérables », réagit un député.
- Brinon-sur-Sauldre (Cher), reportage
Quand il vadrouille en forêt, Raymond Louis a toujours un mètre-ruban dans la poche. Ce samedi de novembre, alors qu’il arpente un chemin communal à quelques kilomètres de Brinon-sur-Sauldre, une clôture l’interpelle. « Elle fait plus de deux mètres de hauteur », dit-il, exaspéré. En 1998, ce terrassier de profession a fondé avec son épouse, Marie, l’association Les amis des chemins de Sologne pour que la nature y demeure libre et accessible à tous. La Sologne, immense forêt qui couvre le Loiret, le Loir-et-Cher et le Cher, a toujours été quadrillée par de grandes propriétés, mais le nombre de clôtures a explosé ces dernières années : pour cinq mille kilomètres carrés de bois, on compte près de quatre mille kilomètres de grillages.
Les derniers signalements d’« engrillagement » datent du printemps 2020. Sur son site internet, où elle recense les nouvelles clôtures de la région, l’association n’a pas hésité à citer les domaines du célèbre coiffeur Franck Provost ou de Benjamin Tranchant, l’héritier de l’empire des casinos Tranchant, qui s’apprête à fermer son parc de mille hectares, à Chaumont-sur-Tharonne (Loir-et-Cher). « Les propriétaires sont dans leur droit, dit ce dernier à Reporterre. C’est une question de sécurité : j’ai constaté de trop nombreuses intrusions et dégradations de mes biens. » Pour lui, les clôtures protègent aussi les automobilistes du gibier et, en empêchant l’accès aux bois, évitent aux promeneurs d’être victimes de balles perdues lors de ses séances de chasse ou de ball-trap
« Même les plus petites bêtes ne peuvent plus circuler ou migrer librement »
Sur le terrain, certaines de ces « protections » s’apparentent à des murailles soigneusement pensées : des bavolets de défense, du fil barbelé et parfois même une fine maille enterrée dans le sol. « Il ne s’agit pas seulement de délimiter sa propriété : même les plus petites bêtes ne peuvent plus circuler ou migrer librement. Certaines se mettent alors à errer sur la route, d’autres se prennent dans les grillages », raconte Raymond, qui évoque aussi la pollution visuelle dont se plaignent régulièrement les promeneurs.
Ces barrières qui font obstacle aux continuités écologiques et entravent aussi le travail des pompiers ou l’étude scientifique, ont fait l’objet d’un vaste programme d’études baptisé Dysperse et mené par l’Inrae (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture) entre 2012 et 2015. Son bilan préoccupant avait alerté pour la première fois les acteurs politiques locaux et nationaux, si bien qu’en août 2019, une mission commandée par le ministère de la Transition écologique avait donné lieu à une série de recommandations pour protéger la nature solognote.
Au mois de décembre suivant, la région a donc voté un premier amendement au Sraddet, le schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires, soumettant les grillages à certaines conditions, dont une hauteur de 120 centimètres maximum. Mais la disposition ne sera applicable sur une commune que lorsque son plan local d’urbanisme (PLU) l’aura adoptée. La période de latence, pouvant durer cinq ans, permet ainsi à certains propriétaires d’accélérer leur claustration.
Peu convaincus par une mesure « presque contreproductive », les acteurs associatifs ont choisi un autre moyen d’action, recourant à des personnalités connues, comme le réalisateur solognot Nicolas Vannier. Celui-ci a coécrit, en avril 2020, une lettre à la ministre de la Transition écologique.
Sur les bancs de l’Assemblée nationale, François Cormier-Bouligeon — député La République en marche du Cher et membre des Amis des chemins de Sologne — cherche à vider l’engrillagement de son intérêt. « La majorité des propriétaires se barricadent pour s’adonner librement à des pratiques cynégétiques intolérables », déclare la proposition de loi qu’il a récemment rédigée. Elle prévoit d’interdire la « chasse en enclos » et les méthodes concomitantes, telles que l’agrainage ou l’affouragement — le fait de nourrir le gibier avec des graines ou du fourrage.
Dans les « enclos de chasse », dont l’installation lourde et coûteuse est réservée aux plus aisés, les propriétaires peuvent organiser, toute l’année durant, des parties de chasse au succès presque garanti. Parmi les dérives régulièrement citées par les invités : un nourrissage qui vire à l’apprivoisement et des tableaux de chasse démesurés qui laissent de véritables charniers. La coupure avec l’environnement extérieur pose deux autres problèmes : la reproduction génétique et le risque d’importation de gibier, notamment des sangliers originaires de l’Europe de l’Est, où sévissent des virus comme la peste porcine africaine.
Les fils barbelés entortillent les bois
Non contente de toucher un sujet auquel l’opinion publique est sensible, la lutte peut, cette fois-ci, compter sur la loi. Il est établi, par exemple, qu’un domaine comptant plus d’un ongulé par hectare est considéré comme un élevage [Voir les articles 4 des arrêtés du 20 août 2009 et du 8 février 2010 pris par les ministres de l’Environnement et de l’Agriculture]]. Si la proposition de M. Cormier-Bouligeon est encore en cours d’expertise juridique, Raymond mise déjà beaucoup sur elle :
Ce n’est pas compliqué : quand on prélève 200 sangliers en une partie de chasse sur un domaine de moins de 150 hectares, ce n’est plus de la chasse mais un massacre. »
Le Solognot s’adonne lui-même régulièrement à la chasse, « mais dans des espaces ouverts », précise-t-il. Ce que Benjamin Tranchant ne manque pas de pointer du doigt, « car ceux qui m’accusent sont des chasseurs furieux de n’avoir plus assez de gibier à tirer de leur côté ».
« Le fond du problème, c’est la privatisation de ce poumon vert auquel tout le monde devrait avoir un accès égal »
« L’interdiction de la chasse en enclos est une bonne chose, mais que se passera-t-il ensuite », s’interroge Charles Fournier, candidat aux prochaines élections régionales sous les couleurs d’Europe Écologie-Les Verts et lui aussi engagé contre les grillages. « Le fond du problème n’est pas la circulation des animaux mais la privatisation et la mauvaise gestion de ce poumon vert auquel tout le monde devrait avoir un accès égal », explique l’élu. « Mais ici, la lutte est biaisée par les valeurs cynégétiques. Il suffit d’écouter les débats : on parle de gibier, mais jamais d’animaux ou de nature. »
Car si l’engrillagement était pointé du doigt par des naturalistes dès les années 1980, la lutte a été gelée jusqu’à ce que des chasseurs s’en emparent récemment, comme l’Acasce, l’Association des chasseurs et des amis de la Sologne contre son engrillagement, créée en 2018 et déjà très influente. Marie, cofondatrice de l’association des Amis des chemins de Sologne, qui ne porte pas spécialement la chasse dans son cœur mais se réjouit du soutien de la communauté chasseuse, raconte que le ministère de la Transition écologique s’est lui-même assuré d’avoir ce puissant lobby « à ses côtés » avant de s’intéresser au combat de l’association.
« Il ne faut pas se tromper de modèle de développement »
La mainmise des chasseurs suscite des réticences de toute part : l’association de Raymond et Marie — qui ne connaît pourtant pas de couleur politique — n’a pas reçu le soutien d’associations ou d’élus écologistes. L’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), par exemple, dit ne pas pouvoir s’associer officiellement à la lutte tant que les chasseurs en sont à la tête — comme sa présidente Madlin Rubin l’a dit à Reporterre.
De son côté, Charles Fournier, vice-président de la région Centre-Val de Loire, imagine, à terme, la création d’un parc naturel régional protégeant toute la biodiversité, « pas seulement celle que l’on chasse », afin de développer le potentiel d’activités qui y est étroitement lié. « Il ne faut pas se tromper de modèle de développement », déplore l’élu, pour qui la lutte finit par perdre de vue l’intérêt général et l’un des principaux intéressés : l’environnement.