Disparue des massifs français il y a un siècle, l’espèce est de nouveau viable grâce à des lâchers réguliers.
Les portes des cages, arrivées d’Espagne par camion dans la nuit, s’ouvrent sur leur nouveau royaume. Des neuf grandes boîtes en bois sortent six mâles et trois femelles, dont une est accompagnée de son cabri. Capra pyrenaica, le bouquetin ibérique, à ne pas confondre avec son cousin des Alpes, foule à nouveau le sol pyrénéen. En ce petit matin d’automne, les agents du parc national des Pyrénées, sous les yeux de quelques passionnés et habitants de la vallée, procèdent au vingt-neuvième lâcher en six ans du petit animal placide – 90 cm au garrot pour une longueur de 140 cm pour le mâle –, au poil ras et brun, aux cornes en forme de lyre, aux sabots habiles qui adorent la verticalité.
Au-dessus d’eux s’élèvent les falaises qu’ils a ectionnent, sur la commune d’Accous, porte d’entrée de la vallée d’Aspe en Béarn, qui serpente jusqu’au col du Somport à la frontière espagnole. Soit 200 000 hectares de pics et de cols, dont le plus haut culmine à 2 640 mètres, 2 500 habitants, des pentes boisées, des vallées humides et vertes. Un écrin de biodiversité où planent rapaces, vautours et gypaètes barbus. Où gambadent les isards et hibernent quelques ours, dont Sorita et Claverina,
hélitreuillées non loin de là à l’automne 2018. Alexandre Garnier, vétérinaire et chargé de mission pour le parc dans le cadre de son doctorat, raconte : « A chaque lâcher, c’est le même rituel. On attend le camion au petit matin, on leur en »le le collier GPS et on observe leur attitude à la sortie des cages. » Aujourd’hui, certains s’en extirpent poussivement. Mis en quarantaine pendant dix jours, pour procéder à des tests de détection de la brucellose, ils ont les postérieurs engourdis.
Grâce au programme de réintroduction, envisagé depuis les années 1980 mais e ectif seulement en 2014, la population serait aujourd’hui viable dans tout le massif, avec près de 400 individus. Le dernier lâcher de la saison a eu lieu vendredi 16 octobre. Mais les écueils ont été nombreux. Disparu des Pyrénées françaises depuis le début du XXe siècle, chassé notamment pour ses cornes, un trophée très prisé qui peut atteindre un mètre et une valeur de 30 000 euros, l’herbivore avait trouvé refuge en Espagne. Choyé et disposant de plus d’espaces dans divers parcs du pays, il y est aussi rentable. « Des communes font un business important avec sa chasse, il est au centre d’une économie, on en compte environ 70 000 chez nos voisins espagnols », précise Eric Sourp, chargé du projet de réintroduction dans le parc national des Pyrénées depuis 2008. Dans les Pyrénées
françaises, il n’a pas à redouter les chasseurs, étant une espèce protégée.
Quasi clandestin
Dès 1987, des études sur la faisabilité d’une réintroduction ont été menées, d’abord dans le cadre du programme LIFE entre 1993 et 1995, puis de la Stratégie de restauration des bouquetins en France (2000-2015). Mais ce n’est qu’après de longues négociations avec les provinces et le gouvernement espagnol, qui achoppaient car ceux-ci redoutaient que les chasseurs pré#èrent se rendre en France, que le premier lâcher est intervenu en 2014.
Eric Sourp se souvient qu’il a eu lieu « dans le plus grand secret » de peur que les autorités espagnoles « n’arrêtent le projet avant que le camion passe la frontière ». Il aura fallu l’obstination de Jean-Paul Crampe, ancien chargé de projet au parc national des Pyrénées dès ses origines et jusqu’en 2015, et une évolution de la législation, pour e ectuer cette démarche inédite, soumise à un cahier des charges sanitaire drastique pour éviter de colporter des maladies aux troupeaux de brebis.
Le premier lâcher, quasi clandestin, réalisé à Cauterets (Hautes-Pyrénées), concernait six mâles et trois femelles. Trois jours plus tard, le 19 juillet 2014, la ministre de l’environnement d’alors, Ségolène Royal, participait au lâcher suivant, de trois bouquetins, devant 3 000 ou 4 000 personnes et une nuée de caméras. Depuis, le protocole s’est pérennisé. Les animaux sont capturés dans différents sites espagnols, notamment le parc d’Ordesa et du mont Perdu en Aragon, ou les montagnes de sierras madrilènes.
Au contraire de l’isard, le bouquetin n’est pas un animal aimant forcément l’altitude, il n’est pas rare de le retrouver en bord de mer. Cependant, grâce à la forme de ses sabots et un ergot très adhérent, il adore se poster sur des falaises très abruptes. Peu craintif, il fuit l’homme quand il sent un vrai danger.
Avec 227 animaux relâchés en six ans, sur cinq sites et trois départements (Ariège, Hautes- Pyrénées, Pyrénées-Atlantiques), le bouquetin a donc repris ses marques. « Il se nourrit d’herbe, de genévriers,de beaucoup de lichens ou même de fruits de sorbiers ou de sureaux », précise Patrick Nuques, chef d’unité du parc en vallées d’Aspe et d’Ossau. « Notre rôle, c’est le suivi scienti »que grâce au GPS, mais aussi beaucoup d’observations en montagne, notamment pour contrôler et compter les naissances, ou les quelques décès. » La femelle, entre 4 et 15 ans, son âge maximum, peut donner naissance à un cabri par an. Avec un taux de 80 % qui survivent à leur première année, les jeunes de l’espèce ont trouvé un lieu de vie idéal.
Après les lâchers, grâce au suivi des colliers, c’est à une jeune vacataire du parc, Vanessa Guillot, 32 ans, qu’incombe la mission d’aller observer le comportement des animaux.« J’ai travaillé avec les bouquetins en vallée de Vanoise, dans les Alpes. Ici, ils sont plus farouches après la quarantaine, mais moins costauds, moins montagnards. Une fois par semaine, on va voir s’ils se portent bien, c’est toujours un régal à observer », se réjouit-elle. Savoir si la femelle a retrouvé son cabri, si elle se mélange avec les autres femelles comme elles aiment à le faire, à distance des mâles. Etudier leurs déplacements, leur installation sur une « falaise fétiche », détecter les animaux éventuellement malades ou blessés… « Le programme est aujourd’hui bien rodé. On peut dire que l’espèce est désormais viable », se félicite Eric Sourp.
« La tension est parfois rude »
L’opération aura coûté aux alentours de 1,2 million d’euros depuis 2014, et « plus un sou au parc aujourd’hui grâce à des partenaires privés comme la Garantie mutuelle des fonctionnaires ou EDF », tient à souligner cet ancien étudiant en biologie et géographie. Elle s’accompagne d’un volet pédagogique avec des actions envers le milieu scolaire, la création d’un site Internet, des débats.
Mais suscite aussi des oppositions.
« Il a fallu convaincre certains éleveurs et cela a parfois été très dur, relate l’ancienne maire d’Accous, Paule Bergès. Des ours ont été relâchés ici et la tension est parfois rude. De toute façon, on lâcherait des poules, certains s’arrangeraient pour être contre… », remarque-t-elle avec un sourire en ouvrant une des cages, hors de laquelle bondit une jeune femelle.
Le Monde/