Un an après la réautorisation de la chasse au cerf sur une parcelle protégée en Isère, la colère reste intacte pour les associations écologistes. Elles dénoncent une décision politique prise sans concertation avec les instances de protection de la nature.
Cela faisait vingt-sept ans que la faune sauvage pouvait gambader en toute quiétude sur une parcelle de la réserve naturelle des Hauts-Plateaux du Vercors [1]. En 1994, le conseil départemental de l’Isère a fait interdire la chasse sur cette propriété publique de 4 000 hectares, sur les communes de Gresse-en-Vercors et de Chichilianne, en plein cœur du Parc naturel régional du Vercors. Mais la date du 28 mai 2021 a tout chamboulé : le retour de la chasse a été acté. Un an après cette décision, le débat reste vif dans la région.
Dans une pétition, près de 89 000 personnes s’opposent toujours à l’ouverture de la chasse dans cette zone. Et c’est bien le cerf élaphe qui cristallise les tensions, même si la zone, composée d’une forêt de hêtres, de sapins et de grandes prairies, est aussi le refuge d’espèces menacées comme le tétras lyre, le lagopède alpin, le gypaète barbu ou encore le lièvre variable.
Car c’est au nom de la régulation du cerf élaphe que le conseil départemental de l’Isère a validé le 28 mai 2021 [2] le retour du fusil dans cette zone pourtant estampillée Espace naturel sensible (ENS), Natura 2000 et Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF). Le Département y autorisait la signature d’une convention de partenariat « pour la régulation des populations de cerfs […] entre l’association la Diane de l’Isère, en cours de constitution, et le Département ». Car les cerfs, en bons végétariens, raffolent des jeunes sapins, hêtres, épicéas et érables au point de mettre en péril la viabilité économique des forêts de l’Office national des forêts (ONF).
« Nous n’avons pas vu passer cet arrêté préfectoral. Ils ont mis tout le monde devant le fait accompli, déplore Bruno Begou, ancien éleveur et membre de la Fédération des amis et des usagers du parc (Faup). C’est d’autant plus incompréhensible que cette propriété est presque mitoyenne d’une réserve biologique intégrale [3] sur laquelle plus aucune coupe de bois n’est réalisée et la chasse interdite depuis 2009 pour mener des études scientifiques. »
Mais au nom de l’« équilibre sylvo-cynégétique », soit le stade où les populations d’herbivores permettent la régénération naturelle des forêts, la chasse est désormais autorisée sur 81 % du territoire de la réserve naturelle des Hauts-Plateaux du Vercors.
Informer sur la chasse dérange
« L’idée d’une régulation indispensable, c’est totalement mensonger, certifie Jean-François Noblet, figure naturaliste locale et fondateur de France Nature Environnement (FNE) Isère [4]. Les cerfs ont plutôt tendance à maintenir ouverts les paysages et les grandes prairies des Hauts-Plateaux qui servent pour l’estivage. Le seul espace où l’impact du cerf a été étudié est sur la réserve biologique intégrale [5], et certes, le rapport signale des dégâts en augmentation en 2016, mais surtout une stabilisation au moment de l’arrivée du loup. »
Cette décision est un retour en arrière pour lui qui, dans les années 1980, a milité pour la création de la réserve naturelle et le rachat en 1994 de cette parcelle par le conseil départemental, quand il était technicien environnement pour la collectivité. « Il y avait du braconnage de chevreuils et des gens jetaient des déchets dans des grottes. Il a fallu mettre un peu de rigueur dans le respect de cette réserve », se remémore-t-il.
« Une chasse présidentielle »
Le 16 octobre 2021, il a donc décidé d’en faire l’objet de la chronique qu’il a tenu deux fois par mois, pendant deux ans, sur la radio France Bleu Isère. Un pamphlet, depuis supprimé, dans lequel Jean-François Noblet raillait « une chasse présidentielle créée par un président [afin] de faire plaisir à des administrés sur un terrain dont la collectivité a la maîtrise », maintenait-il en référence à l’association L’Amicale des agents du département chasseurs de l’Isère. Spécialement créée pour l’abattage des cerfs, cette dernière compte parmi ses membres de droit Jean-Pierre Barbier et Fabien Mulyk [6], respectivement président du conseil départemental de l’Isère et vice-président chargé de l’agriculture, de la forêt et de la gestion de l’eau.
Par l’intermédiaire de l’institution, les deux hommes ont porté plainte pour diffamation. Le procès, en attente de jugement, s’est tenu le 2 juin dernier à Grenoble. Contacté par Reporterre, Jean-Pierre Barbier a répondu par mail que la délibération votée sous sa présidence ne fait que répondre à « une mission de régulation précise et très encadrée pour le seul cerf élaphe », ordonnée par l’État.
Des plans de chasse décidés sans les instances de protection de la nature
Autre point de débat : selon plusieurs témoignages recueillis par Reporterre, le conseil scientifique n’a pas été sollicité par les élus du département sur la pertinence du retour de la chasse sur cette partie des Hauts-Plateaux. Formé de chercheurs et d’experts en sciences naturelles, son rôle est pourtant d’émettre des avis sur le plan de gestion de l’aire protégée.
De manière générale, les réserves naturelles n’ont pas leur mot à dire concernant les plans de chasse. Ces documents, établissant le nombre d’animaux qui pourront être tués par les chasseurs, sont décidés au sein des commissions départementales de la chasse et de la faune sauvage (CDCFS). Les sièges y sont répartis de façon inégalitaire entre les représentants de l’État, les chasseurs, les forestiers, les agriculteurs et les associations de protection de l’environnement. En Isère, sur 25 sièges, seulement 3 sont occupés par des représentants de la conservation de la faune et de la protection de la nature
Le fait que la réserve naturelle n’ait pas voix au chapitre au sein de la CDCFS complique sa mission de préservation, selon Benoît Betton, le conservateur chargé d’évaluer l’état des Hauts-Plateaux : « L’attribution du nombre d’espèces chassées se fait par unité de gestion cynégétique [8] Or la réserve naturelle des Hauts-Plateaux est concernée par six unités différentes. On a donc des difficultés pour savoir quelles sont les espèces qui ont été effectivement chassées. Nous amorçons une discussion pour que la réserve soit une seule et même unité. »
Pour la saison de chasse 2022-2023 [9], sur l’ensemble du département de l’Isère, 655 cerfs élaphes pourront être abattus au minimum et 1 329 au maximum, dont 568 sur l’unité cynégétique du Trièves-Pays de la Gresse. Malgré de multiples relances, la Fédération des chasseurs de l’Isère n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre concernant le dernier plan de chasse du grand gibier.
Les prérogatives des Fédérations des chasseurs renforcées sous Macron
« Là où il y avait encore des discussions sur le nombre de prélèvements autorisés pour le grand gibier, nous n’avons plus rien à dire », déplore Sophie d’Herbomez-Provost, représentante de FNE Isère au sein de la CDCFS. Depuis la loi du 24 juillet 2019 « modifiant les missions des fédérations des chasseurs et renforçant la politique de l’environnement », l’élaboration des plans de chasse concernant le grand gibier est laissée entre les mains des seules Fédérations des chasseurs. Elles peuvent désormais présenter directement aux préfets ce qu’elles estiment être les quotas de « prélèvements » minimums et maximums des chevreuils, cerfs, mouflons, chamois, etc.
« La situation est telle qu’il y a des discussions dans énormément de départements pour savoir si FNE continue de siéger dans la mesure où ça ne sert plus à rien, précise Sophie d’Herbomez-Provost. En Isère, nous restons tout de même contre la politique de la chaise vide. Même s’il n’y a plus de vote pour le grand gibier, on peut quand même dire ce que l’on pense et ça nous permet d’avoir des informations. »
Face à la polémique, la sous-préfète de Die, chargée de la gestion de la réserve à cheval sur les départements de la Drôme et de l’Isère, a lancé une étude sur les déplacements du cerf élaphe, qui sera menée par la Fédération départementale des chasseurs de la Drôme (FDC26) en installant des bracelets GPS sur une vingtaine de spécimens.
« On a plus de 50 % des parcelles du Vercors sur lesquelles on n’a pas de renouvellement forestier, alerte Jean-Yves Bouvet, de l’agence ONF de l’Isère. On a des problèmes de gestion liés au changement climatique et malheureusement le déséquilibre est très clairement dû à l’abroutissement [l’impact du broutement] par les cervidés. »
L’ONF déplore un équilibre rompu entre la faune et la flore. « Il y a une tendance au ralentissement du rythme de coupes, dans certaines forêts communales, comme à Villard-de-Lans, avec une dynamique forestière qui est bloquée, parce qu’il n’y a plus de jeunes arbres », poursuit Jean-Yves Bouvier.
Pour étudier le cerf, il faut, selon Benoît Betton, aussi prendre en compte son effet positif : « Les Hauts-Plateaux sont des territoires pauvres en eau et sur certains secteurs, les cerfs ont créé des petites mares temporaires qui permettent à beaucoup d’autres espèces de trouver de l’eau là où il n’en trouvait pas à l’époque. Sur la réserve naturelle, la pression du cerf est présente sur les forêts productives de l’ONF, sur le reste, il est extrêmement limité. » D’autant que les indicateurs, récoltés côté Drôme, montrent une baisse de la population de cerfs, confirme à Reporterre Malory Randon, de la Fédération des chasseurs de la Drôme. Difficile toutefois de chiffrer précisément leur population, puisqu’il s’agit d’un nombre de cerfs ramené au kilomètre, précise-t-elle.
« On demande que la chasse aux cerfs ne soit pas ouverte tant que l’étude scientifique, qui a été demandée au comité scientifique de la réserve, n’a pas eu lieu », argue Sophie d’Herbomez-Provost, de FNE Isère au sein de la CDCFS. Plus généralement, l’association plaide pour que la chasse soit interdite dans les réserves naturelles. Mais l’influence des Fédérations des chasseurs dans les instances décisionnaires, la cohabitation entre les activités forestières et de préservation de la nature, ainsi que les effets du réchauffement climatique semblent éloigner cette perspective.