Les grands singes sont taquins comme les jeunes enfants

grands singes taquins
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Un jeune orang-outan tire les poils de sa mère.

Anne-Sophie Tassart

Les jeunes bonobos, orangs-outans, gorilles et chimpanzés peuvent aussi se montrer facétieux pour interrompre un moment un peu trop calme à leur goût et attirer l’attention.

Comprendre les normes sociales, anticiper la réponse de l’autre pour finalement savourer sa surprise : derrière une plaisanterie se cache des capacités cognitives bien plus complexes qu’il n’y paraît. Et la taquinerie pourrait être une sorte de précurseur cognitif de cela. Une nouvelle étude publiée le 14 février 2024 dans la revue Proceedings of the Royal Society B Biological Sciences démontre sa présence chez quatre espèces de grands singes.

La « taquinerie ludique », un subtil équilibre

Les chercheurs ont tendance à analyser et classer tout ce qui tombe dans leur domaine de compétence. L’humour n’échappe pas à la règle. Ainsi, les auteurs de cette nouvelle étude, issus de l’Université de Californie à Los Angeles (Etats-Unis) et de l’Institut Max Planck (Allemagne), établissent que « les taquineries ont beaucoup en commun avec la plaisanterie« . Mais ils ont encore affiné leurs recherches et se sont intéressés à la « taquinerie ludique« , un comportement observé chez les enfants avant même qu’ils ne sachent parler.

Qu’est-ce que la « taquinerie ludique » ? Elle « est mutuellement agréable, se produit dans des relations étroites, nécessite l’anticipation de la réponse d’autrui et implique la création de moments ‘inattendus’ qui s’écartent des normes d’interaction attendues« , détaille l’étude. Le taquin arrive à trouver un équilibre entre l’agression et l’amusement pour que l’ensemble reste plaisant et ne se termine pas en harcèlement. L’enfant va par exemple offrir un objet puis le retirer rapidement ou alors montrer, un sourire aux lèvres, qu’il s’apprête à faire une bêtise.

Un comportement identique peut aussi se retrouver chez quatre espèces de grands singes, démontre cette nouvelle étude. Ces primates « semblent avoir la capacité d’adopter des formes simples de comportement de type humoristique« , assure auprès de Sciences et Avenir la docteure Isabelle Laumer, auteure principale de l’étude.

Les plus jeunes sont les plus taquins

Pour en arriver à cette conclusion, les chercheurs ont filmé durant trois ans des bonobos, des orangs-outans, des gorilles et des chimpanzés dans des zoos en Allemagne et aux Etats-Unis. En analysant 75 heures de vidéo et en codant les comportements observés, ils ont scruté méthodiquement l’attitude des petits taquins. Ils gênaient par exemple l’activité de l’autre, lui offrait pour finalement lui retirer un objet ou encore, se penchaient rapidement vers sa tête pour clairement pénétrer dans son espace personnel. Bref, ils tentaient d’obtenir l’attention de leur congénère, souvent au cours d’une période de calme plat.

Les quatre espèces étudiées taquinaient quasiment toutes de la même manière avec quelques petites différences. Par exemple, les orangs-outans se tiraient davantage leurs longs poils que les autres espèces. Globalement, les chercheurs ont remarqué que les mères étaient assez rarement visées et que les plus jeunes étaient les plus taquins.

Les adultes se modèrent 

Au total, les chercheurs ont relevé 18 comportements de « taquinerie ludique » (la vidéo ci-dessus, produite par les chercheurs, en donne quelques exemples). Et « dans 87 % des événements, le taquin regardait vers le visage de la cible pendant ou immédiatement après un comportement ou une séquence de taquinerie« , souligne l’étude. Si l’autre montre peu d’intérêt, alors le petit malin répète l’action dans 84% des cas ou alors va de plus en plus loin (augmentation de l’intensité du comportement) dans 62% des cas, voire innove afin de ne plus être ignoré…

Régulièrement (dans 27% des cas), la cible – bien souvent un adulte – ignore son congénère. Elle adopte un comportement légèrement aversif dans 24% des cas ou préfère s’éloigner (17%). Elle l’agresse directement dans seulement 4% des cas, sûrement parce que le plaisantin sait s’adapter pour ne pas aller trop loin. Et que les adultes savent aussi se modérer. Ainsi, « chez les chimpanzés, les adultes étaient plus susceptibles de piquer que de frapper les juvéniles, alors que les juvéniles étaient tout aussi susceptibles de frapper ou de piquer les adultes, ce qui suggère que les adultes peuvent s’auto-handicaper », souligne l’étude.

La célèbre éthologue Jane Goodall avait déjà rapporté comment de jeunes chimpanzés perturbaient le sommeil des animaux plus âgés en sautant dessus, en les mordant gentiment et en leur tirant les poils. Mais « il s’agit de la première étude portant systématiquement sur les taquineries ludiques chez les grands singes« , assure la Dre Laumer. « Ce comportement n’est pas rare : si vous allez au zoo et passez quelques heures à observer les singes, vous en verrez probablement un exemple ! Cependant, ce n’est pas quelque chose que les chercheurs ont étudié auparavant« , confirme la professeure Erica Cartmill, co-auteure de l’étude.

Taquins depuis 13 millions d’années

La présence de ce comportement chez ces quatre espèces comme chez l’humain « suggère que les taquineries ludiques et leurs prérequis cognitifs pourraient avoir été présents chez notre dernier ancêtre commun, il y a au moins 13 millions d’années », précisent les chercheurs. Cependant, ils ne connaissent toujours pas l’utilité d’un tel comportement. Pourquoi la grande machine nommée « évolution » a-t-elle conservé précieusement le tirage de poils et autres facéties ? « Pour les humains, l’hypothèse est que grâce aux taquineries ludiques, les frontières sociales peuvent être testées et que, grâce au plaisir mutuel, les relations peuvent même être renforcées« , explique Isabelle Laumer. Mais leur fonction spécifique chez les grands singes est moins claire. La professeure Cartmill évoque une « zone grise« .

Auparavant, « les chercheurs ont examiné les taquineries agressives (l’intimidation) et le jeu, et auraient classé les comportements que nous avons étudiés dans l’un ou l’autre de ceux-ci, explique-t-elle. Cependant, nous soutenons que les taquineries ludiques sont un comportement distinct qui se situe entre le jeu et l’agressivité. C’est ludique, mais c’est aussi irritant. Cela présente des caractéristiques à la fois ludiques et agressives, mais pas toutes les caractéristiques des deux. Nous pensons que cette zone grise est un espace délicat à parcourir pour les singes. Garder ces interactions ludiques repose sur la confiance et la prédiction de la réponse de l’autre. De ce fait, cela offre une merveilleuse opportunité aux scientifiques d’étudier la cognition sociale de ces animaux ! » Les chercheurs souhaitent examiner les fonctions possibles des taquineries ludiques à l’aide d’un échantillon plus important, au cours de futures études.