16.08.2023, par
Groupe d’oies cendrées volant au dessus du viaduc de Millau, Vallée du Tarn, Aveyron. C’est la combinaison de plusieurs systèmes de navigation qui permet aux animaux tels les oiseaux migrateurs d’effectuer de longs trajets sans se perdre.
Compas céleste, chronomètre interne et mémoire exceptionnelle permettent aux animaux de se projeter aussi bien dans le passé que dans le futur pour prendre des décisions. Quatrième volet de notre série d’été consacrée à l’intelligence animale.
Imaginez un être de quelques millimètres de long à peine, capable de parcourir plusieurs centaines de mètres pour trouver de la nourriture et de revenir sans se perdre à son point de départ, chargé du précieux butin. Cet exploit, des milliards de fourmis l’accomplissent chaque jour partout sur la planète. Et malgré la petite taille de ces insectes, il n’est pas resté longtemps inaperçu des naturalistes… « Au XIXe siècle déjà, Darwin s’émerveillait de la façon dont les insectes sociaux, abeilles, fourmis, arrivaient à retrouver leur nid et, dès les années 1880, les scientifiques comme le Français Jean-Henri Fabre se sont employés à déplacer des fourmis et n’ont pu que confirmer leur incroyable sens de la navigation », rappelle Antoine Wystrach, éthologue au Centre de recherches sur la cognition animale1 à Toulouse. La question, dès lors, n’a cessé de se poser : mais comment font-elles ?
Étude des capacités de navigation des fourmis au Centre de recherches sur la cognition animale. Au XIXe siècle déjà, Darwin s’émerveillait de la façon dont les insectes sociaux arrivaient à retrouver leur nid.
L’exemple des fourmis d’Australie étudiées par l’éthologue donne un bon aperçu de leurs incroyables compétences. « Sur le terrain, il arrive que le vent souffle fort et que des bourrasques projettent les fourmis à plus de dix mètres sans jamais réussir à les perdre, puisqu’elles retrouvent systématiquement leur nid ! » témoigne le chercheur, qui a décidé de reproduire l’expérience avec un souffleur de feuilles, afin de mieux comprendre les stratégies à l’œuvre. Il a alors observé un drôle de comportement : juste avant d’être soufflées, les fourmis s’accrochent au sol avec leurs pattes et semblent lire leur orientation dans le ciel. « Leurs antennes permettent de détecter la direction du vent par rapport à leur corps – est-ce qu’il vient de leur gauche, de leur droite, de derrière…, explique l’éthologue. Combinée à la lecture du ciel, cette information leur permet d’en déduire d’où souffle le vent par rapport à celui-ci. » La preuve par l’expérience : lorsque les chercheurs bloquent leur accès au ciel au moment où elles s’arc-boutent au sol, les fourmis sont dans l’incapacité de retrouver leur chemin.
La fourmi, le podomètre interne et le compas céleste
La navigation chez tous les animaux, grands ou petits, combine en réalité deux stratégies universelles : l’intégration du trajet, qui permet à l’animal d’avoir une première estimation de la distance parcourue et de la direction prise, et l’utilisation de repères terrestres mémorisés. « Les fourmis du désert sont les championnes du monde d’intégration du trajet, raconte Antoine Wystrach. Elles estiment la distance parcourue au nombre de pas qu’elles font – on parle de podomètre interne, car si on les équipe de petites échasses à l’aller et pas au retour, cela brouille leur estimation ! –, et évaluent la direction grâce au compas céleste : la position du Soleil dans le ciel, la polarisation de la lumière (que l’œil humain ne perçoit pas), la variation d’intensité de la lumière dans le ciel, mais aussi le changement subtil de couleurs (plus vert côté soleil, plus ultraviolet de l’autre côté)… sont autant d’indices qui font de ce compas céleste un instrument très fiable. » Avantage de l’intégration du trajet : cette technique fonctionne dès la toute première sortie du nid. Inconvénient : utilisée seule, elle ne permet pas à la fourmi de retrouver son chemin si elle est déplacée à vingt mètres de son nid.
La navigation chez tous les animaux, grands ou petits, combine deux stratégies universelles : l’intégration du trajet, qui permet à l’animal d’avoir une première estimation de la distance parcourue et de la direction prise, et l’utilisation de repères terrestres mémorisés.
C’est là qu’intervient la seconde stratégie : celle des repères terrestres. On ne parle pas ici de mémoriser telle branche ou tel caillou, croisés en chemin… Ce sont en effet des scènes visuelles complètes que les fourmis « impriment » tout au long du parcours. Leur vue à très basse résolution et leur champ visuel à 300 degrés leur permettent d’embrasser toute une scène en un seul coup d’œil, sans détails superflus, et donnent une signature spécifique à chaque endroit traversé.
« En réalité, ces différentes techniques de navigation sont plus ou moins sollicitées suivant les espèces, explique Antoine Wystrach. Celles du désert feront plus confiance à l’intégration du trajet, tandis que les espèces qui vivent en forêt feront davantage appel aux repères terrestres. Mais c’est bien la redondance des systèmes utilisés qui permet à toutes d’effectuer des trajets de plus en plus précis et de revenir en ligne droite au nid, une fois la nourriture trouvée. » Il n’y a rien de mécanique dans ces comportements : on voit durant la phase de développement des jeunes fourmis leurs compétences en navigation se renforcer à mesure que les jours passent, preuve que l’apprentissage et l’expérience sont primordiaux pour le développement de ces capacités cognitives.
Les fourmis « enregistrent » des scènes visuelles complètes tout au long du parcours, ce qui leur permet de rebrousser chemin sans se perdre.
La carte mentale du chimpanzé
Plus proches de nous génétiquement, nos cousins chimpanzés ont révélé très récemment des qualités de navigation qui dépassent pourtant de loin les aptitudes des humains ordinaires : ils utilisent pour s’orienter une véritable carte spatiale mentale. À l’origine de cette découverte, Christophe Boesch, primatologue, directeur émérite à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig, en Allemagne, travaille depuis plus de quarante ans au cœur du parc national de Taï, en Côte d’Ivoire. « C’est un environnement de forêt tropicale humide extrêmement dense, dont la canopée se situe à environ une trentaine de mètres de hauteur. De celle-ci, émergent de grands arbres d’une cinquantaine de mètres de haut, tandis que de plus petits se développent plus bas. Sans boussole, un humain qui décide de s’y aventurer se perd dans les 20 premiers mètres. Mais les chimpanzés, eux, évoluent avec aisance sur des territoires de 25 à 30 kilomètres carrés. »
Pour comprendre comment ces primates arrivent à s’orienter dans un milieu aussi complexe, une seule solution : se munir de GPS et les suivre dans la forêt dense, afin de cartographier leurs moindres déplacements. Mais pour cela, le chercheur a dû s’armer de patience. À la différence des études menées en captivité, de loin les plus nombreuses chez les primates, étudier les capacités cognitives des grands singes en milieu naturel demande du temps, beaucoup de temps : il faut près de cinq ans pour qu’un groupe de chimpanzés s’habitue à une présence humaine…
Pour trouver les fruits juteux et sucrés qu’il affectionne, le chimpanzé est capable de parcourir chaque jour une distance de 5 à 10 kilomètres dans la forêt dense.
Pour trouver sa nourriture favorite, les fruits juteux et sucrés qui poussent surtout sur les grands arbres émergents, les plus rares dans la forêt, le chimpanzé est capable de parcourir chaque jour une distance de 5 à 10 kilomètres dans la forêt humide. « Nous avons fait une carte complète de tous les arbres de la forêt où les chimpanzés vont manger, ce qui représente près de 15 000 végétaux. Puis nous avons retracé tous les trajets des chimpanzés sur ce territoire durant cinq années. Cela nous a permis de voir s’ils allaient au hasard lorsqu’ils quittaient leur nid, ou s’ils avaient un but précis. »
La notion du temps qui passe
Résultat : non seulement les singes vont en ligne droite d’un arbre à l’autre, en cheminant au sol, mais ils accélèrent à l’approche de leur destination. Comme s’ils avaient une carte mentale précise de la position des arbres qui les intéressent, mais aussi des distances entre ceux-ci. Autre motif d’étonnement : ils se souviennent de la production de fruits d’un arbre et y reviennent la saison suivante au moment de la fructification. « En forêt tropicale, la fructification des arbres peut être très erratique, complète Christophe Boesch. Certaines espèces produisent des fruits tous les ans, d’autres tous les quatre à cinq ans. Quand les chimpanzés inspectent la forêt et qu’ils repèrent un arbre “ irrégulier” en train de fructifier, ils vont inspecter tous les individus de la même espèce. » Preuve que ces primates ont de solides connaissances botaniques en plus de leurs capacités de navigation, puisqu’ils savent différencier les espèces d’arbres et connaissent leurs cycles. Preuve, aussi, qu’ils ont la notion du temps qui passe et sont capables de se souvenir des événements du passé pour prendre des décisions dans le présent.
Cette mémoire des événements, dite « mémoire épisodique » (que s’est-il passé, où, quand ?), les humains, qui s’en croyaient les seuls détenteurs, l’ont longtemps refusée aux animaux. Mais comme de nombreux autres supposés « propres de l’homme », force est de constater qu’elle est bien présente dans le monde animal, comme le raconte l’éthologue Christelle Jozet-Alves, au laboratoire d’Éthologie humaine et animale2 à Caen. « Depuis le début des années 1970 et les études menées chez l’humain après des traumatismes cérébraux, on fait la distinction entre deux types de mémoire, explique la chercheuse. La mémoire sémantique, qui est la mémoire factuelle de toutes les connaissances que nous avons sur le monde qui nous entoure, et la mémoire dite “épisodique”, qui est la mémoire des événements personnellement vécus et ancrés dans un contexte spatio-temporel. C’est cette mémoire épisodique qui est par exemple défaillante chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. »
Les humains ont longtemps cru être les seuls à posséder une mémoire des événements, dite « mémoire épisodique » (que s’est-il passé, où, quand ?). Mais comme de nombreux autres supposés « propres de l’homme », force est de constater qu’elle est bien présente dans le monde animal.
Le geai buissonnier a pour habitude de cacher sa nourriture dans une centaine de cachettes différentes et de la récupérer parfois jusqu’à une année plus tard.
Faute de pouvoir interroger les animaux pour savoir s’ils avaient des souvenirs, on s’était imaginé que ceux-ci en étaient dépourvus… Jusqu’à la petite révolution intervenue à la fin des années 1990 : un travail mené à Cambridge sur les geais buissonniers, une espèce de corvidés qui a pour habitude de cacher sa nourriture dans une centaine de cachettes différentes et de la récupérer parfois jusqu’à une année plus tard. « En leur fournissant à la fois des vers frais, leur péché mignon, et des noix, on s’est rendu compte qu’une fois passée la date de péremption des vers frais, qui ne présentaient alors plus d’intérêt pour eux, les oiseaux ne ciblaient plus que les cachettes où ils avaient placé les noix. Preuve qu’ils ont la notion du temps qui passe, et des souvenirs spatio-temporels précis. »
Questions pour une seiche
Christelle Jozet-Alves s’est intéressée, elle, à un tout autre genre d’animaux : les céphalopodes. « Si on connaissait leurs exceptionnelles capacités de camouflage, les scientifiques ne s’attendaient pas à grand-chose sur le plan des capacités cognitives de ces invertébrés », raconte la chercheuse, qui a pourtant réussi à démontrer dès 2013 qu’on les avait sous-estimés : quand il s’agit de déguster sa nourriture préférée, en l’occurrence la crevette par opposition au crabe, la seiche démontre qu’elle a tous les attributs d’une mémoire de type épisodique. Elle est capable de faire des voyages mentaux dans le passé, mais aussi dans le futur, pour prendre des décisions dans le présent. Ainsi, quand les seiches qui évoluent dans les aquariums du laboratoire ont la possibilité de manger des crevettes le soir, et qu’on leur présente du crabe dans la journée, elles finissent par délaisser le crabe pour ne manger que les crevettes du soir ; mais si la présence de crevettes le soir devient imprévisible, il leur faut trois jours à peine pour changer de comportement et manger systématiquement le crabe qu’on leur présente en journée.
La seiche possède une mémoire remarquable des événements du passé.
Jamais en manque d’inspiration, les chercheurs vont même jusqu’à poser des questions aux seiches afin de tester leurs souvenirs ! Comme dans cette expérience où la seiche doit toucher avec un tentacule l’un des trois panneaux qu’on lui présente – chaque panneau portant un symbole différent. « On la met dans trois situations : soit face à une proie enfermée dans un tube (stimulus visuel), soit face à une odeur (stimulus olfactif), soit on lui présente un tube vide et pas d’odeur (rien, donc), et après une période d’apprentissage, la seiche arrive sans peine à désigner le panneau correspondant à chaque situation », rapporte Christelle Jozet-Alves.
Une mémoire liée au mode de vie
L’expérience en tant que telle peut alors débuter : l’éthologue refait l’exercice, puis tourne les talons sans poser de question. Trois heures plus tard, elle revient et présente deux panneaux seulement, « je vois » ou « je sens », sans refaire de manipulation. La logique voudrait que la seiche désigne le panneau « rien », mais celui-ci n’est pas proposé… Comprenant qu’on l’interroge sur le précédent exercice, le céphalopode désigne alors le panneau correspondant à ce qui s’est produit trois heures plus tôt.
En matière de déduction, Sherlock Holmes ne ferait pas mieux ! « On a fait cette expérience avec plusieurs individus, une fois par individu, et on a eu 100 % de succès », s’émerveille encore la chercheuse, qui explique l’excellente mémoire de la seiche par son mode de vie très particulier : « La seiche vit 23 heures sur 24 camouflée et se déplace une heure par jour seulement pour chercher sa nourriture, car elle a énormément de prédateurs. Durant ce laps de temps très court, elle doit savoir exactement où aller, quand, et revenir au plus vite à son point de départ. »
Fascinée depuis l’enfance par les céphalopodes, Christelle Jozet-Alves témoigne avoir changé de regard sur ces animaux depuis qu’elle a découvert leurs remarquables capacités cognitives et ne cache pas les contradictions auxquelles son métier l’expose : « La captivité permet de faire progresser la connaissance et le regard que l’on porte sur cet animal, mais elle pose en retour au chercheur que je suis de vraies questions éthiques. » ♦