La poésie de Marielle Macé, une arme pour affronter la catastrophe

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« C’est un temps bizarre où les oiseaux, qui pourtant disparaissent, reviennent : reviennent dans notre champ de vision, notre attention, notre parole…» – © Pierre-Olivier Chaput / Reporterre

Depuis la publication du « Printemps silencieux » de Rachel Carson, la catastrophe n’a, à notre désespoir, fait que s’approfondir. Pour reprendre pied dans ce monde abîmé, on peut passer par la poésie de Marielle Macé.

La Terre n’est pas muette, c’est nous qui ne voulons plus l’entendre ou qui tout simplement la faisons taire. Soixante ans après la publication du livre « Printemps silencieux » de Rachel Carson, le constat est plus flagrant. La Terre se dérobe sous nos pieds. Le vivant se meurt. Ce n’est pas tant l’accumulation de données quantitatives, de courbes et de statistiques qui nous le prouve qu’une blessure intime qui grandit à l’intérieur de nous, un sentiment de deuil et de perte, un mélange d’angoisse, de sidération et de colère qui nous saisit et nous consume.

Il y a dans notre époque un profond malaise. L’idée d’une perte inaltérable. Un besoin de consolation insatiable. Une nécessité d’émerveillement et de beauté alors que nous faisons l’expérience de la fragilité du monde autant que de la nôtre. Dans ces ruines, il nous manque de nouvelles couleurs, des repères auxquels se raccrocher, des bouées à agripper pour tenir face à l’adversité et affronter les tempêtes.

Comment habiter un monde abîmé ?

Lire les livres de Marielle Macé peut nous donner cette force. Tracer des chemins d’espérance alors que tout semble sur le point de finir. Cette écrivaine, professeure à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), tisse au fil de ses pages une éthique pour temps de crise où se marient l’humilité et la foi en la littérature. Avec comme seule arme la poésie, elle pose les questions qui nous assaillent : comment habiter un monde abîmé ? Comment se rattacher au vivant et se lier à sa symphonie alors que son chant s’estompe ? Comment parler de nature en période d’extinction ?

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« …Les oiseaux reviennent ou plutôt : on y pense plus souvent, on en parle davantage, on tend l’oreille, on tente de nouvelles conversations, on se cramponne à leurs bienfaits, on les regrette déjà… » © Pierre-Olivier Chaput / Reporterre

« C’est toute une aventure du sens et des sens qu’il faut reconsidérer : l’aventure de ce qu’est que voir, entendre, sentir », écrit-elle dans son dernier livre, Une pluie d’oiseaux, paru en avril. La quête qu’elle explore est immense et elle veut croire que nous sommes au seuil d’un point de bascule, non pas celui, si déprimant de la fonte de la banquise ou de la destruction de l’Amazonie, mais celui d’une nouvelle forme de sensibilité et d’attachement à ce qui nous relie.

« C’est un temps bizarre où les oiseaux, qui pourtant disparaissent, reviennent : reviennent dans notre champ de vision, notre attention, notre parole. Les oiseaux reviennent ou plutôt : on y pense plus souvent, on en parle davantage, on tend l’oreille, on tente de nouvelles conversations, on se cramponne à leurs bienfaits, on les regrette déjà. Comme si on essayait de les entendre mieux, (de les entendre enfin), au moment où ils s’en vont. »

La catastrophe ouvre la voie à une nouvelle type de relation au vivant, plus charnelle, plus vive. À l’affût du monde. Elle crée les conditions d’une perception élargie. Le partage d’une commune vulnérabilité. Nous sommes « soudés les uns les autres » dans le péril, et « l’ère de la négligence », dont Marielle Macé nous décrit les affres, pourrait bien voler en éclat. Avec son cortège d’affects négatifs : l’anesthésie, la désinhibition et l’incapacité à être durablement troublé ou à se savoir responsable. Nous voilà, au contraire, désormais à « l’ère de l’observance », à « écouter le chant abîmé de l’anthropocène, ce lamento opaque, ce poème criant troué de piaillements ». Comme une élégie qui « nous plante l’extinction à l’intérieur ».

Une amitié pour la vie

Avec la disparition des espèces, « quelque chose de très familier nous est progressivement retiré, rappelle l’écrivaine, quelque chose d’enveloppant et d’immémorial, la preuve et la célébration habituelle du monde, cet accès chantant à l’intensité du vivant ». Quelle folie ont eu nos aînés de se croire à l’extérieur de cet immense orchestre, intouchables et imperturbables !

Il doit entrer dans l’écologie d’aujourd’hui quelque chose d’une « philia : une amitié pour la vie elle-même et pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci », poursuit l’écrivaine. Il ne s’agit plus seulement de « penser la nature » mais d’abolir ce qui conduit à nous croire si distincts d’elle

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« …Comme si on essayait de les entendre mieux, (de les entendre enfin), au moment où ils s’en vont. » – Marielle Macé © Pierre-Olivier Chaput / Reporterre

Dans la lignée de ce qu’écrit Donna Haraway, il nous faut apprendre à « pleurer avec » pour à la fois penser et vivre, c’est-à-dire pour mesurer nos conditions réelles de vie et de mort, savoir de qui nous dépendons, qui dépend effectivement de nous, nous rappeler et dire à force de mélancolie ce à quoi l’on tient et qui nous tient.

Dans cette tâche ardue, la littérature a toute son importance et son actualité : « Pour un poète en effet, rien d’étrange à écouter les pensées de l’eau, de l’arbre, des morts, à s’adresser à eux, à leur poser des questions, à leur commander même », souligne Marielle Macé. La poésie est la dernière survivance de notre animisme. « Je crois que les poètes ont ici un temps d’avance, que la poésie offre des points d’appui pour penser et éprouver ce parlement élargi dont nous avons besoin », affirme-t-elle dans son livre Nos cabanes.

Braver le monde, attaquer les saccageurs

Prêter l’oreille, discerner, entendre le monde bruire d’idées, ça s’apprend. Et les poètes sont là pour ça. Les textes de Marielle Macé sont parsemés de poèmes, ils nous donnent à voir, pour paraphraser Francis Ponge, le parti pris des vivants.

Mais le poème seul, semble bien fragile pour faire face à la mégamachine qui arase la nature. Dans un même élan, Marielle Macé nous invite à déserter, à prendre exemple sur ces bâtisseurs de cabanes dans les zones à défendre, à qui elle rend hommage. « J’écris sous la dictée des plus jeunes — sous la dictée de leur vie matérielle, par gratitude et admiration pour ce qu’ils tentent. »

Il s’agit rien de moins que de « braver le monde ». Pour habiter les interstices du capitalisme. Bâtir des refuges. Agir comme on jardine en favorisant partout la vie. Marielle Macé veut « construire des cabanes ». Cela n’a rien d’anecdotique, c’est un programme politique « pour trouver où atterrir, sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété ». Construire des cabanes, donc, non pas pour se retirer du monde, s’enclore, se faire une tanière dans des lieux supposés préservés « mais pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là avec leurs saccages, leurs rebuts mais aussi leur possibilité d’échappée ».

Une pluie d’oiseaux, de Marielle Macé, aux éditions Corti (Collection Biophilia), mai 2022, 384 p., 23 euros.

une pluie d'oiseaux

Nos cabanes, de Marielle Macé, aux éditions Verdier, mars 2019, 128 p., 6,50 euros.

nos cabanes