Elles guident des oiseaux migrateurs par ULM pour les sauver de l’extinction

Pour permettre aux ibis érémites de repeupler l’Europe, des scientifiques les guident en ULM sur des nouvelles routes migratoires. Récit d’une épopée de plusieurs milliers de kilomètres, du lac Constance à l’Andalousie.

Vejer de la Frontera (Andalousie), reportage

Elle est assise au milieu d’une trentaine d’oiseaux noirs, cous élancés, têtes chauves prolongées par un long bec orange recourbé. Elle les caresse, leur parle. Elle saurait reconnaître chacun d’entre eux. Avec sa collègue « Babsi », elle les a élevés. Elle les a vu battre des ailes pour la première fois et leur a appris à parcourir de longues distances.

Puis, elle a volé à leurs côtés, à bord d’un ultra léger motorisé (ULM), pour les guider jusqu’ici, dans le sud de l’Espagne, à 2 300 km de leur Allemagne natale, entre le 21 août et le 3 octobre. Une route que les ibis érémites, qui avaient disparu en Europe, n’avaient probablement plus parcourue depuis 400 ans.

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Les membres de la la WaldrappTeam ont vu grandir ces ibis. © WaldrappTeam

L’heure des adieux approche. « Je suis heureuse car nous les avons élevés pour qu’ils volent libres un jour. Mais nous avons noué un lien tellement profond, et je sais qu’il y en a que je ne reverrai plus, ou que certains ne survivront pas », dit Helena Wehner, 26 ans. Avec Barbara Steininger, Babsi, 29 ans, elle est « mère adoptive » dans la WaldrappTeam (« équipe ibis érémite » en français), qui travaille à la réintroduction en Europe centrale de cette espèce qui a frisé l’extinction totale au niveau mondial dans les années 1990.

Nouveau voyage      

Elles passent de moins en moins de temps avec leurs protégés, pour les déshabituer à la présence humaine. Barbara vient de repartir. Helena rentre le 26 octobre. Les oiseaux doivent rester encore un peu dans une volière, le temps d’assimiler que le voyage est fini et de s’acclimater à leur résidence d’hiver, Vejer de la Frontera, non loin de Gibraltar, en Andalousie. Ils seront définitivement libérés début décembre.

Les oiseaux ont grandi à Hilzingen, dans le sud-ouest de l’Allemagne, près du lac Constance. Quand leur horloge biologique marquera l’heure de se reproduire, d’ici au moins un an et demi, leur instinct les poussera à retourner vers cette petite commune verdoyante. Puis, ils referont le voyage chaque année, et montreront le chemin à leurs descendants. C’est, en tout cas, le plan.

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La méthode a déjà fait ses preuves. Aujourd’hui, autour de 250 ibis érémites vivent libres autour du lac Constance. Nombre d’entre eux sont nés en liberté, et migrent chaque année sur la route que leurs géniteurs leur ont enseignée.

« Nous menons des migrations guidées par des humains depuis 2003, les premières étaient des tests, raconte Johannes Fritz, fondateur et chef de projet de la WaldrappTeam. En 2011, les oiseaux sont revenus pour la première fois. Nous avons beaucoup amélioré la technique depuis. » Jusqu’ici les colonies d’ibis érémites réintroduites autour du lac Constance migraient vers la Toscane, en Italie. À quelque 800 km en traversant les Alpes.

Mais le changement climatique est venu tout bouleverser. « Ces deux dernières années, les ibis sauvages ont commencé la migration plus tard que d’habitude, en novembre », raconte Helena. Les étés s’allongent et la douceur des automnes ne pousse plus les migrateurs à partir en septembre, comme avant. Mais en novembre, la neige couvre déjà les hauteurs des Alpes, qui se transforment en piège mortel. Une cinquantaine d’oiseaux ont dû être secourus l’an passé. D’autres sont probablement morts.

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Des migrations rendues tardives par le changement climatique mettent en danger ces oiseaux. © WaldrappTeam

La solution a surgi d’un incident. Lors de la précédente migration guidée, en 2022, un des ibis s’est perdu. Au lieu de revenir sur ses pas, le réflexe habituel, Ingrid a poursuivi sa route sur un tout autre chemin… « Nous l’avons retrouvé près de Malaga », dit Miguel Ángel Quevedo, vétérinaire au zoo de Jerez de la Frontera.

« Ce sont des oiseaux très sociables »

Il coordonne le seul autre programme de réinsertion d’ibis érémites en Europe. Avec ses collègues, Quevedo a patiemment installé une colonie sédentaire de quelque 250 individus dans les parages de Vejer de la Frontera. Menée jusqu’à eux, Ingrid s’est parfaitement intégrée. « Ce sont des oiseaux très sociables », précise le vétérinaire.

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La sociabilité de ces ibis permet aux oiseaux isolés d’être bien intégrés dans des colonies déjà constituées. © WaldrappTeam

La mésaventure d’Ingrid et son heureux dénouement ont donné une idée à la WaldrappTeam : la prochaine migration guidée mettra le cap sur l’Andalousie. 2 300 km, en six semaines et dix-huit étapes. La plus longue route jamais réalisée moyennant cette technique a eu droit à son journal de bord :

17 avril 2023. « Notre groupe est au complet ! Les deux retardataires à l’éclosion ont rejoint leur nouveau nid aujourd’hui. » 35 poussins en tout. « Nous étions avec eux de 7 heures du matin à 10 ou 11 heures du soir. Le plus important était d’avoir des contacts sociaux avec eux », se souvient Barbara. « Come, come, waldy ! Come come ! » répètent-elles à chaque fois qu’elles vont les nourrir. « Ça les conditionne. Dès qu’ils entendent ce son, ils savent qu’il y a une récompense, sous forme de nourriture », explique Helena.

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Le voyage vers l’Andalousie était entrecoupé de dix-huit étapes. © WaldrappTeam

25 mai. « Nos trois derniers ibis ont pris leur envol. […] Les préparatifs pour l’entraînement au vol avec l’ULM commencent. » Pour réduire la peur de l’engin, le son du moteur est diffusé par haut-parleur dans la volière. Le véhicule est installé à côté, ou manœuvre non loin, pour les habituer à sa présence.

« Ma mère est là-dedans, et je peux voler à côté »

10 juin. Premier vol hors de la volière. Les choses sérieuses commencent. D’abord, les oiseaux tournoient au-dessus de leurs mères adoptives, à pied. « Come waldy ! Come », lancent-elles. Puis un ULM roule au sol, sans voile, poussé par son hélice.

Haut-parleur à la main, Helena lance son cri de ralliement depuis l’habitacle : « Come, waldy ! » « Au début, ils suivent de loin. Juste grâce au son de nos voix. On fait d’abord un petit saut, d’un champ à l’autre. Puis on élargit la distance. Le grand pas, c’est quand ils comprennent : “Ok, ma mère est là-dedans, et je peux voler à côté” », traduit Barbara. Elles les entraînent à rester groupés, proches de l’engin. À parcourir des distances de plus en plus longues. Renforcer leur mental aussi, pour qu’ils tiennent le rythme, malgré l’effort.

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Les ibis ont été habitués aux ULM avnat le grand envol. © WaldrappTeam

« Quand nous avons le vent dans le dos, on peut atteindre 60 ou 70 km/h et les oiseaux s’amusent beaucoup. S’il vient contre nous, on sent qu’ils peinent. On se dit “zut, on ne va pas arriver à la prochaine étape” », relate Helena. « On passe notre temps à les encourager : “Come, waldy ! Come !”, ça les anime. Ils reviennent à notre hauteur et nous félicitent en levant et en baissant légèrement la tête, cherchant le contact visuel. Ils se félicitent et s’encouragent les uns les autres aussi. »

Gare aux aigles

Les ULM doivent s’ajuster à la trajectoire et au rythme des ibis, qui peuvent soudain se mettre à tournoyer pour prendre un courant ascendant (pour économiser des forces), perdre la motivation, prendre peur. Un mauvais coup de vent, un autre dispositif volant qui s’approche trop ? Les ibis peuvent se perdre. Et ça arrive régulièrement. Mais ils reviennent généralement à l’étape précédente, où l’équipe les récupère.

L’incident le plus redouté : « Les attaques d’aigle. Ils n’attrapent pas nos ibis, mais ils sèment la panique et le groupe éclate complètement », rapporte Helena. Trois de ses protégés ne sont jamais arrivés à Vejer.

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Après un séjour en volière, les ibis allemands retrouveront la liberté auprès de la colonie espagnole. © WaldrappTeam

 

 « Regarde », se réjouit Babsi en pointant du doigt le vol d’une demi-douzaine d’ibis érémites en liberté, à quelques mètres du sol. Elle est assise non loin de la volière d’acclimatation, ce dimanche 15 octobre. De temps en temps, un ibis local vient se poser sur la volière de ses cousins allemands.

« Depuis le premier soir, un groupe d’ibis déjà en liberté dort dessus », explique Miguel Angel Quevedo. « Quand les nouveaux venus seront relâchés, les autres les accueilleront. Les nouveaux apprendront à vivre sur place en les imitant. »

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« Je suis heureuse car nous les avons élevés pour qu’ils volent libres un jour. Mais nous avons noué un lien tellement profond, et je sais qu’il y en a que je ne reverrai plus », dit Helena Wehner. Cette espèce a frisé l’extinction totale au niveau mondial dans les années 1990. © WaldrappTea

La mise en contact des deux populations devrait accélérer le processus qui mène à la viabilité de l’espèce en Europe sans intervention humaine, et favoriser sa dissémination le long de l’axe migratoire. C’est pourtant une grande question cette année : les nouveaux venus reprendront-ils la route ?

« Nous partons du principe que certains resteront avec le groupe sédentaire. Et peut-être que quelques ibis nés en Espagne partiront avec les migrateurs », dit Helena. Pour suivre le développement de l’expérience, les nouveaux venus viennent d’être équipés de balises GPS.