De sa rencontre avec un rouge-gorge, le maraîcher bio Mathieu Yon s’interroge : trouverons-nous un jour un langage commun pour que la nature et ses maux ne restent pas silencieux ?
Ce matin dans mon champ, j’ai vu un rouge-gorge pris sous un voile d’hivernage. Je l’ai enveloppé dans mes mains pour le sortir. À cet instant, il n’y avait ni réflexion ni émotion de ma part. Je ne pensais à rien. Il y avait seulement un geste simple et un lien fragile avec le monde. Le rouge-gorge m’a regardé une seconde, puis il s’est envolé.
Certains médias, certains membres du gouvernement emploient le mot « barbare » pour décrire les manifestants de Sainte-Soline. Historiquement, ce mot désigne ceux dont on ne comprend pas la langue. Il n’y a donc plus de curiosité, plus de désir de découvrir les langues de Sainte-Soline ou de Notre-Dame-des-Landes. De nombreux efforts sont au contraire déployés pour les maintenir en dehors du discours. Pourtant, il faudra bien essayer de mettre des mots entre nous.
Mon rouge-gorge n’était pas un barbare. J’ai même cru qu’il me dirait quelque chose sur les violences qui traversent la société. Mais il n’a rien dit, me jetant à peine un regard, comme une miette de pain. Et il s’est envolé. J’aurais pu lui demander sa langue maternelle et ce qu’il pensait du mot « barbare ». J’aurais pu lui parler de Sainte-Soline et du ciel bleu qui ressemble de plus en plus à un désert.
« Un jour, nous tomberons si bas que nous commencerons à côtoyer les brins d’herbe et les oiseaux comme des compagnons du langage. » Pixabay/CC/Gruendercoach
J’ai oublié toutes ces questions. Mais pendant un instant, j’avais une encre rouge dans ma main. Après son envol, cette tache d’encre n’a pas voulu partir. Elle est encore dans ma paume lorsque j’écris ces lignes sur une page blanche, assis à la table de la cuisine. Cette encre rouge plie les bruits du monde dans un placard et fait remonter un son faible, ténu, mais qui ne lâche pas : comme si on pouvait entendre une tige d’herbe frottée par un archet invisible.
Sans elle, à qui pourrais-je dire que la pluie me manque, et que nos infrastructures très sérieuses ne fabriqueront pas les nuages ? Sans elle, comment pourrais-je noter l’apparition des premières coccinelles et saluer l’orage comme le tracteur du voisin ?
Ce qui coule dans nos veines
L’encre rouge ne parle pas sur les ondes, on ne l’entend pas sur les réseaux sociaux. Mais on peut l’apercevoir dans l’innocence du ver de terre qui n’insulte pas le soc, dans la rivière qui n’accuse pas la sécheresse, ou dans le regard du rouge-gorge qui ne réprimande pas le maraîcher, mais qui laisse couler un peu d’encre dans sa main pour qu’il puisse noter son langage.
Personne ne voit que la bataille est perdue, et que cette défaite nous honore, car elle nous rend vulnérables. Ceux qui veulent la victoire à tout prix me font de la peine. Ils sont tous condamnés à réussir, et ils ne connaîtront jamais le goût brûlant de la perte. Ce goût que l’on ressent lorsque la vie prend une tournure inattendue, attirée par un chemin de traverse.
Les vainqueurs, qu’ils soient de gauche ou de droite, méprisent le courage du rouge-gorge affichant vaillamment sa défaite sur son poitrail. Ils le méprisent, car ils savent que cette encre rouge ne coule pas dans leurs veines, et que leurs triomphes laisseront un goût de satisfaction repue.
Laisser une trace
J’ai essayé de partager avec vous l’encre rouge de la défaite, comme une phrase impossible à terminer ou une histoire sans fin. J’ai essayé de traduire le silence du rouge-gorge qui était dans ma paume ce matin. Un jour, nous tomberons si bas que nous commencerons à côtoyer les brins d’herbe et les oiseaux comme des compagnons du langage. Nous avons encore beaucoup à perdre pour y parvenir.
Quand notre objectif ne sera pas de réussir, mais de préparer la suite, alors nous aurons gagné. Car nous aurons fabriqué un langage commun, comme un outil que l’humanité qui vient apprendre à manier. Cet outil inventera d’autres usages du monde : des manières de cultiver qui agradent les sols, des manières de se déplacer qui augmentent les ressources, et bien d’autres choses encore.
Quand nous aurons trouvé ce langage, même si le climat est perdu, même si les saisons ne reviennent pas, nous aurons laissé une trace que les générations futures pourront lire. Une trace qui leur donnera la possibilité d’inventer une autre histoire. Si nous parvenons à cela, nous éprouverons la joie du travail inaccompli. Et nos vies n’auront pas été vaines.